Ukraine: guerre des drones

Source: Le Monde

L’implacable guerre des drones entre Kiev et Moscou

Les belligérants utilisent chaque jour des centaines d’engins sans pilote, ainsi que des systèmes de brouillage

Cédric Pietralunga

Le constat a surpris même les plus aguerris des experts militaires occidentaux. Selon un rapport, publié, le 19 mai, par le Royal United Services Institute (RUSI), think tank britannique spécialisé dans les questions de défense, les Ukrainiens perdent aujourd’hui quelque 10 000 drones par mois sur le champ de bataille, soit plus de 300 par jour. Un chiffre dantesque et inédit dans l’histoire des conflits militaires modernes. A titre de comparaison, l’armée française dispose aujourd’hui d’un peu plus de 3 000 avions sans pilote (unmanned aerial vehicle, UAV en anglais) dans ses arsenaux, tous modèles confondus (du nanodrone Black Hornet de 20 grammes au drone tactique Reaper de deux tonnes).

Apparus ces dernières années dans différents conflits, notamment dans le Haut-Karabakh (2020) ou en Syrie (depuis 2011), les drones ont pris une nouvelle dimension depuis le début de la guerre en Ukraine, déclenchée par la Russie le 24 février 2022, s’imposant progressivement comme une arme incontournable pour les deux belligérants. « L’Ukraine est clairement le conflit où les drones sont le plus massivement utilisés, avec des modèles très différents. Le niveau est exceptionnel », estime Ulrike Franke, chercheuse associée à l’European Council on Foreign Relations et spécialiste des UAV.

« Une menace constante »

La contre-offensive lancée le 4 juin par les troupes de Kiev vient le confirmer, avec d’innombrables appareils sans pilote, utilisés par les deux parties pour effectuer des opérations de reconnaissance, mais aussi pour appuyer les troupes au sol ou frapper les dispositifs ennemis. « Sur une zone de 10 kilomètres, il est courant qu’il y ait entre vingt-cinq et cinquante UAV des deux côtés de la ligne de front », notent les chercheurs du RUSI. « Il y a aujourd’hui tout un tas de ferraille au-dessus du champ de bataille ukrainien, confirme un haut gradé français. C’est une évolution majeure, qui va obliger toutes les armées à s’adapter : on ne reviendra pas en arrière. »

Alors que le début du conflit avait été marqué par la présence de drones tactiques de grande envergure, comme les Bayraktar TB2 d’origine turque, utilisés par les troupes de Kiev pour attaquer les colonnes de blindés russes, le ciel ukrainien est aujourd’hui essentiellement occupé par des UAV de plus petite taille, souvent d’origine civile. Bon marché (certains sont vendus moins de 1 000 euros), disponibles, les quadricoptères du chinois DJI, entre autres, sont plébiscités par les deux camps, qui utilisent leurs caméras pour observer le champ de bataille, mais aussi pour guider leurs troupes ou leurs tirs d’artillerie. Certains sont aussi bricolés pour emporter de petites charges explosives, larguées ensuite sur des tranchées ou des blindés.

« Aujourd’hui, chaque unité ukrainienne possède un à trois drones de reconnaissance, qu’elle utilise pour repérer les forces ennemies ou sécuriser sa progression », assure une source militaire française, qui estime à 5 000 le nombre de « dronistes » actuellement en service au sein de l’armée de Kiev. Volant à faible altitude et donc très vulnérables, ces UAV auraient une durée de vie limitée à quatre à six vols. « Ce qui est nouveau, c’est l’utilisation en masse de drones peu chers et peu sophistiqués, employés comme des consommables. C’est contre-intuitif pour les armées occidentales, car il faut accepter de les perdre en grande quantité », note Mme Franke.

Moins nombreux, mais très présents dans les vidéos diffusées sur les réseaux sociaux, les drones-kamikazes, appelés aussi munitions rôdeuses ou téléopérées (MTO), jouent également un rôle important. Dotés d’une charge explosive, ces UAV sont lancés au-dessus de la ligne de front sans objectif attribué à l’avance. Ce n’est qu’en vol qu’ils repèrent leur cible, au gré des occasions. « Ces engins font planer une menace constante, notamment sur les blindés. C’est psychologiquement éprouvant pour les soldats », explique un officier français. Selon les militaires occidentaux, les modèles utilisés en Ukraine seraient néanmoins peu autonomes. « Les Lancet russes embarquent très peu d’intelligence artificielle, ils sont guidés par un droniste quasiment jusqu’au bout », assure-t-on.

Les drones sont aussi devenus, au cours de l’hiver, le vecteur principal des Russes pour frapper les villes ukrainiennes situées à de longues distances. Rien qu’en mai, quelque trois cents drones Shahed d’origine iranienne (sorte de grosse tondeuse volante guidée par GPS et lestée d’une trentaine de kilos d’explosif) auraient été utilisés par Moscou pour détruire des infrastructures ukrainiennes et terroriser les populations, selon le ministère de la défense britannique. « Cela a été le mois le plus dense depuis le début de la guerre », confirme une source militaire.

Dotée d’équipements de défense antiaérienne d’origine soviétique, mais aussi occidentaux, parmi lesquels des batteries américaines Patriot et allemandes IRIS-T, l’armée de Kiev en intercepterait néanmoins l’essentiel. « Les Ukrainiens disent avoir détruit environ 800 des 900 drones Shahed lancés contre eux depuis le début de la guerre, soit un taux d’interception de plus de 80 %. Si c’est exact, c’est énorme, comparable aux taux israéliens », commente avec admiration un officier français, en référence aux performances du Dôme de fer, mis en place, au début des années 2010, par l’Etat hébreu, pour protéger son territoire des tirs de roquettes des factions palestiniennes.

Relativement dépourvus au début du conflit, les deux belligérants ont, il est vrai, renforcé leurs moyens de défense contre les drones. La plupart des unités ukrainiennes engagées sur le front sont aujourd’hui dotées de brouilleurs (SkyWiper, KVS Antidron G-6, etc.), sortes d’énormes fusils électromagnétiques qui neutralisent les systèmes de communication et de navigation lorsqu’ils sont pointés sur des drones. Même chose côté russe, où les soldats utilisent des armes similaires appelées « Stupor ». Leur portée est toutefois limitée à quelques kilomètres.

Les Russes posséderaient cependant une longueur d’avance avec des équipements plus importants, appelés « Krasukha-4 » ou Shipovnik-Aero. Se présentant sous la forme de camions hérissés d’antennes, ces systèmes sont capables de brouiller des zones d’une superficie de plusieurs dizaines de kilomètres. « Aujourd’hui, on compte un système de guerre électronique majeur positionné tous les dix kilomètres de la ligne de front », assure Aude Thomas, chargée de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique et spécialiste des drones. Seul bémol, ces matériels brouillent indistinctement les équipements, ce qui n’est pas sans poser de problèmes aux troupes russes engagées sur la ligne de contact.

Une usine spéciale en Russie

Signe de l’importance des drones pour leurs opérations, Ukrainiens comme Russes se sont organisés pour pouvoir alimenter leurs troupes dans la durée, en achetant en masse des drones civils sur le marché, mais aussi en mettant sur pied des capacités de production endogènes. Balbutiante au début de la guerre du Donbass, déclenchée il y a neuf ans, l’industrie nationale ukrainienne est depuis montée en puissance.

« En 2014, l’impulsion est venue de la société civile, de jeunes ingénieurs et étudiants qui ont développé des drones pour contribuer à l’effort de défense. Aujourd’hui, les entreprises sont soutenues par le ministère de la transformation numérique ukrainien, qui organise des compétitions pour identifier de nouveaux développeurs et systèmes. Et le gouvernement ukrainien a assoupli les restrictions d’importation de certains matériaux pour encourager l’essor du secteur et construire une “armée de drones” », explique Mme Thomas. Résultat : le nombre de fabricants ukrainiens d’UAV aurait triplé, passant de 30 à 90 en quelques années, assure l’état-major de Kiev.

Entravée par les sanctions occidentales, qui limitent son approvisionnement en composants électroniques, la Russie est plus à la peine. Mais elle s’est elle aussi mise en branle pour soutenir son effort de guerre. Selon les services de renseignement américains, Moscou aurait par exemple commencé la construction d’une usine dans la zone économique spéciale d’Alabouga, située à 900 kilomètres à l’est de la capitale russe, afin d’y fabriquer des drones-kamikazes de conception iranienne, comme les Shahed 136. Le site « pourrait être pleinement opérationnel au début de l’année prochaine », a averti, le 9 juin, le porte-parole du Conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche, John Kelly

et aussi

Ukraine : les Russes « deviennent plus créatifs »

Les combattants ukrainiens constatent les progrès de leurs adversairese long de la ligne de front sud du pays

Rémy Ourdan

REPORTAGEPROVINCES DE DONETSK ET DE ZAPORIJIA (UKRAINE) – envoyé spécial

Finalement, les Russes sont comme nous, ils apprennent à faire la guerre… », constate, l’œil malicieux, en buvant un café latte, le caporal K., soldat d’une compagnie d’infanterie d’assaut de la 116ebrigade mécanisée, qui combat sur le front d’Orikhiv.

« Depuis leurs défaites à Izioum et à Kherson, les Russes nous imitent. Ils deviennent plus créatifs », raconte L., soldat d’une unité de renseignements de la 35e brigade d’infanterie de marine qui, sur le front de Velyka Novossilka, a avancé sur la rive droite (ouest) de la rivière Mokri Ialy. « Avec les drones comme avec les mines, les Russes deviennent ingénieux », pense aussi D. qui, à la tête d’un commando de reconnaissance et de combat de la garde nationale, mène des opérations sur le front de Mala Tokmachka.

Le long de la ligne de front de la contre-offensive de l’armée de Kiev, de la province de Donetsk à celle de Zaporijia, dans le sud de l’Ukraine, la dizaine de commandants d’unités ou d’officiers des renseignements militaires rencontrés durant les dix premiers jours de l’opération déclenchée le 4 juin est unanime.

Tous décrivent une armée russe nettement mieux préparée à tenir les territoires qu’elle occupe dans le pays que lors des contre-offensives ukrainiennes de 2022 dans les provinces de Kherson et de Kharkiv.

« Ils sont plus flexibles »

« On voit la différence. Nous apprenons à combattre, et eux apprennent aussi », raconte « Turist », le commandant du 98e bataillon de la 108ebrigade de la défense territoriale. « Auparavant, les Russes attaquaient comme dans les manuels militaires », dit-il, c’est-à-dire de manière frontale et sans parvenir à surprendre l’ennemi, même lorsqu’ils parvenaient à le vaincre grâce à leur puissance de feu, comme à Marioupol, à Sievierodonetsk et Lyssytchansk, ou récemment à Bakhmout. « Dorénavant, ils sont plus mobiles, plus flexibles. »

D. – qui s’exprime anonymement, comme tous les officiers de renseignement non autorisés à commenter les opérations en cours – est surtout frappé par le fait que l’armée russe, défaite l’an dernier notamment en raison de la capacité des forces ukrainiennes à collecter du renseignement en profondeur grâce aux partisans infiltrés et aux drones, a désormais, « même sans les avions et les hélicoptères qu’elle utilise peu, une nouvelle supériorité aérienne grâce aux drones »« Ils en ont des milliers, partout. Des drones armés, des drones-kamikazes… », dit-il.

La montée en puissance technologique et l’ingéniosité russe se voient aussi, selon le soldat ukrainien, par exemple avec « des mines antipersonnel qui n’ont aucun élément métallique et déjouent nos détecteurs » ou « des mines antichar qui, grâce à un système à retardement sophistiqué, n’explosent qu’une fois chargées dans nos véhicules et qu’on atteint 30 km/heure ».

Le matériel décrit par D. n’est pas révolutionnaire, mais il est nouveau pour ces soldats ukrainiens sur ce champ de bataille. L. mentionne aussi « des systèmes électroniques avec des logiciels chinois qui leur ont permis de prendre le contrôle de nos drones en vol, et parfois même de les renvoyer frapper nos positions ». Un problème qui, assure le soldat, « a été résolu ».

Les officiers et soldats ukrainiens pensent que la longue bataille de Bakhmout, très « traditionnelle », frontale, a masqué cet hiver un effort militaire russe pour se moderniser et pour s’adapter aux réalités de la guerre en Ukraine, où la technologie joue un rôle de premier plan. L’autre remarque qui abonde au sein des forces ukrainiennes − même si elle ne constitue pas en soi une découverte − est que l’armée russe a mis à profit les derniers mois pour fortifier ses lignes de défense.

« Leur première ligne, ce sont surtout des champs de mines, et des tranchées qu’ils fuient si nécessaire, raconte L. Le problème, c’est la deuxième ligne, très fortifiée, avec des réseaux souterrains, des abris en béton et en bois, et bien sûr une puissance de feu d’artillerie très problématique, très supérieure à la nôtre. »

Offensive ukrainienne limitée

Les officiers rencontrés pensent tous que l’objectif doit être de « semer la panique au sein des forces russes » afin de les inciter à fuir. « Lorsqu’ils se replient de la première à la seconde ligne, ils doivent emprunter d’étroits sentiers à travers leurs champs de mines. Or, nous les connaissons tous, et notre artillerie peut les frapper durement pendant ce mouvement de repli », explique K. « Les soldats russes sont moins motivés que nous et paniquent plus facilement. C’est notre force », estime L.

Pour le moment, l’offensive ukrainienne est limitée. Le ministère de la défense revendique la reconquête d’environ « 100 kilomètres carrés » et une avancée « graduelle mais certaine ». Quelques villages ont été libérés en trois endroits de la ligne de front. La principale avancée a eu lieu sur le front de Velyka Novossilka, avec la 35e brigade d’infanterie de marine sur la rive droite et la 68brigade d’infanterie sur la rive gauche de la Mokri Ialy.

Mais, comme l’admet L., « peu de forces ont été engagées » à ce stade de l’opération, que l’on peut encore qualifier de préliminaire. « J’ignore où et quand les vraies attaques auront lieu… J’espère que nos commandants ont un bon plan », dit D. « Nul ne sait, même nous au sein des unités de renseignement, ce qui se prépare. [Le chef d’état-major, le général]Zaloujny est parfait. Le secret est maintenu », pense L.

En attendant de voir si des assauts majeurs démarrent ailleurs dans le pays, l’unité de D., dans la province de Zaporijia, se concentre sur son objectif : percer jusqu’à Melitopol. L’unité de L., dans la province de Donetsk, a pour sa part Marioupol en ligne de mire. « Cela prendra des semaines ou des mois, je ne sais pas, mais nous y arriverons, pense le combattant, lui-même originaire de la ville portuaire. D’ailleurs, l’autre jour, des amis qui vivent sous occupation russe m’ont appelé de Marioupol. Ils revenaient de la pêche et m’ont demandé s’ils me mettaient du poisson à sécher. Je leur ai dit que nous le mangerions ensemble bientôt, avant la fin de l’année… »