La défense aérienne européenne ?

Système antimissile : la contre-offensive française

Paris devait annoncer lundi une alternative au « bouclier du ciel » européen proposé et piloté par Berlin

Philippe Ricard Et Élise Vincent

Huit mois après son lancement, le projet de bouclier antimissile européen suscite toujours de fortes tensions sur le continent, en particulier entre Paris et Berlin. Une vaste conférence sur la défense aérienne de l’Europe organisée lundi 19 juin par la France, au Bourget (Seine-Saint-Denis), en marge du Salon international de l’aéronautique et de l’espace, doit une nouvelle fois être l’occasion d’évoquer le sujet. Mais rien n’indique qu’elle permettra d’aplanir le contentieux, Boris Pistorius, le ministre allemand de la défense, ayant d’ores et déjà fait savoir qu’il ne serait pas présent.

Alors que la guerre en Ukraine mettait en exergue la vulnérabilité des pays du flanc est de l’Europe face à un éventuel débordement du conflit, le chancelier allemand, Olaf Scholz, avait pris l’initiative de proposer, en octobre 2022, dans le cadre de l’OTAN, un projet de « bouclier du ciel » (European Sky Shield Initiative, ESSI). Le principe : faire des économies d’échelle en achetant en commun des systèmes de défense sol-air déjà existants afin de disposer rapidement d’une bulle complète de protection, notamment antimissile.

Pour aller vite, Berlin a proposé d’acquérir un système allemand pour la courte portée (l’IRIS-T), un système américain pour la moyenne portée (le Patriot PAC-3, qui représente déjà l’essentiel des systèmes déployés en Europe) et un système israélien pour les missiles de longue portée (l’Arrow 3). Le projet rassemble aujourd’hui 17 pays européens, dont le Royaume-Uni, les Etats baltes et la plupart des Etats d’Europe centrale, à l’exception notable de la Pologne.

Multiples divergences

Officiellement, les Allemands ne ferment pas la porte à l’intégration d’un système français au futur dispositif. « Il est toujours possible de se joindre au projet, mais il faut faire vite », explique une source allemande, au sujet du Mamba, un système développé par la France avec l’Italie et centré sur la défense de moyenne portée. Paris, en revanche, semble fermé à un ralliement et plutôt décidé à mener une contre-offensive, notamment à travers l’organisation de la conférence du Bourget, en présence d’une vingtaine de pays, qui doit se clôturer, lundi soir, par un discours d’Emmanuel Macron à l’hôtel national des Invalides. « Les Allemands ont proposé une entente industrielle, nous, on propose une initiative stratégique : avoir une capacité à faire une défense européenne, souveraine, avec des équipements européens », avance une source diplomatique française.

Mais, au-delà de la mise à l’écart du Mamba, c’est l’arrivée annoncée du système israélien Arrow 3, capable d’intercepter des missiles jusque dans l’espace exoatmosphérique, qui hérisse Paris. Un domaine où la France s’estimait jusqu’ici en position de force sur le plan technologique. « Le fait qu’une solution israélienne puisse être retenue, même si on peut s’interroger sur sa pertinence technique, serait une vraie nouveauté sur le marché OTAN. Israël a déjà vendu des équipements militaires en Europe, mais pas de cette envergure », souligne un expert militaire.

Pour les Français, le projet de Berlin serait avant tout « commercial ». Fabriqué par Diehl BGT Defence, le système allemand de l’IRIS-T s’exportait peu jusqu’à la guerre en Ukraine. L’ESSI semble donc une occasion en or pour le relancer, tout en servant de tremplin à la consolidation du marché du Patriot et à l’introduction de l’Arrow, compatible avec les standards américains, mais pas européens. Au-delà de l’IRIS-T, le projet ESSI vise surtout à « former un club d’acheteurs Patriot européen sous leadership allemand », estimaient ainsi, en février, les députés Natalia Pouzyreff (Renaissance, Yvelines) et Jean-Louis Thiériot (Les Républicains, Seine-et-Marne), dans un rapport sur la défense sol-air française. Jusqu’à la guerre en Ukraine, toutes les initiatives pour développer en Europe des systèmes antimissiles communs ont échoué. Dernier exemple en date, le programme MEADS, lancé en 1995, lâché par la France dès 1996, puis interrompu en 2013.

La défense antimissile européenne demeure lacunaire, selon un rapport publié en mai du Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS), dans lequel sont détaillés les manques capacitaires pays par pays. Le CSIS défend en conséquence le projet ESSI. « Les Européens n’ont guère d’autre choix que de faire de Sky Shield un succès », affirme le think tank, tout en proposant que son pilotage soit implanté à Ramstein, en Allemagne. Soit la base américaine d’où sont commandées toutes les opérations aériennes de l’OTAN.

Au-delà des enjeux industriels et de souveraineté, pour Paris, le projet ESSI pose aussi des questions d’ordre stratégique. A l’Elysée, on considère que la mise en place d’un tel bouclier est susceptible de bouleverser les grands équilibres liés à la dissuasion nucléaire, voire de relancer la course aux armements. Dans cette perspective, Paris rappelle que Moscou n’avait pas apprécié quand l’OTAN avait décidé, en 2010, de se doter d’un système de défense antimissile balistique, dans l’éventualité de frappes venues d’Iran. « La Russie se plaignait, en estimant qu’on lui mentait et que le dispositif était destiné à intercepter ses propres missiles », amoindrissant d’autant ses capacités de dissuasion, rappelle un expert.

L’Allemagne entre plusieurs feux

Malgré les pressions françaises, Berlin semble ne pas vouloir ralentir son projet. Le Bundestag a voté, le 14 juin, la première tranche nécessaire à l’acquisition de l’Arrow 3. Soit une enveloppe de 560 millions d’euros sur un total de 4 milliards d’euros. Les autorités allemandes voudraient parvenir à un accord avec Israël d’ici à la fin de cette année et prendre possession du système d’ici au quatrième trimestre 2025. Reste à savoir si Berlin sera d’emblée suivi par les dix-sept autres pays de l’ESSI, alors que Paris s’apprête à faire une contre-offre au Bourget dans le domaine des interceptions des missiles de longue portée, comme l’Arrow 3.

La rivalité franco-allemande révèle les divergences dans le niveau de priorité face à la menace balistique. L’Allemagne se trouve prise entre plusieurs feux. D’un côté les Etats-Unis, qui maîtrisent la technologie et la doctrine, et pour qui il va de soi que l’Europe doit s’équiper au plus vite face à la montée en puissance de pays comme l’Iran. De l’autre, les pays du flanc est de l’Europe, qui redoutent que Moscou, même durablement affaibli par la guerre en Ukraine, se replie sur l’entretien d’un arsenal balistique et nucléaire très menaçant.

Un contexte tendu, où la France espère amorcer une réflexion sur d’éventuelles coopérations européennes en matière de missiles de portée intermédiaire (entre 500 et 1 500 km), interdits jusqu’à ce que les Etats-Unis de l’administration Trump et la Russie se retirent du traité FNI sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, en 2019.