Avions « verts » ou quotas de vols ?
ÉCONOMIE | CHRONIQUE
Par Jean-Michel Bezat ( Le Monde )
Le 54e Salon international de l’aéronautique et de l’espace, qui se tient du 19 au 25 juin au Bourget (Seine-Saint-Denis), pourrait organiser, entre démonstrations aériennes et signatures de commandes, un beau débat sur la décarbonation du transport aérien, responsable de 2,5 % des émissions anthropiques de gaz à effet de serre. Suggérons un casting composé de deux experts que tout oppose, sauf leur pedigree de polytechnicien : Guillaume Faury, PDG d’Airbus, et Jean-Marc Jancovici, ingénieur et président du laboratoire d’idées The Shift Project. Croissance et technologies d’un côté, décroissance et sobriété de l’autre : la joute n’a lieu que par médias interposés.
Fin novembre 2022, M. Jancovici a tranché sur France Inter : « L’avion est né avec le pétrole et mourra avec lui » ; le transport aérien de masse n’a finalement décollé que dans les années 1970, il ne bénéficie qu’à une minorité et 1 % des voyageurs émettent 50 % du CO2 ; il ne serait pas scandaleux d’instaurer « un quota de quatre vols par personne » durant sa vie. M. Faury, qui mise gros sur les appareils de dernière génération et les biocarburants, réplique, fin avril, sur les mêmes ondes : « C’est désespérant comme message ! Ça me rappelle Lord Kelvin, un grand mathématicien, qui a dit en 1895 que faire voler des objets plus lourds que l’air était physiquement impossible. En 1903, on faisait voler le premier avion. On a les solutions pour décarboner l’aviation. »
Peut-on raisonnablement espérer un avion « vert » en 2050, autrement dit zéro émission nette, comme les compagnies aériennes s’y sont engagées ? Il faut d’abord oublier les espoirs iréniques sur le « monde d’après »-Covid. La pandémie disparue, l’homme reviendrait à la raison et se convertirait à la sobriété énergétique. Il aurait moins recours à ce mode de transport, dont l’utilisation a été multipliée par quinze en cinquante ans pour concerner 4,5 milliards de passagers (souvent les mêmes). C’est le contraire qui s’est produit. Le double de fréquentation est attendu dans les aéroports au milieu du siècle, alors qu’une baisse du trafic serait la première arme contre le réchauffement climatique.
3,6 % de hausse du trafic par an
Après trois ans de crise, où nombre de compagnies auraient disparu sans les 219 milliards d’euros d’aides des Etats, le ciel se dégage. L’édition 2023 du Bourget sera « le salon de la reprise », se félicite M. Faury. L’événement a été précédé par l’annonce d’importantes commandes de Ryanair et d’Air India, sans doute suivies par celles de l’indien Indigo et de Turkish Airlines. Près de 2 000 Airbus et Boeing en six mois ! Sobriété rime avec maturité, et les marchés américain et européen croîtront trois à quatre fois moins vite que ceux des pays émergents, surtout asiatiques, où l’avion est souvent irremplaçable.
Les dernières prévisions d’Airbus sont sans équivoque. Il table sur un besoin de 40 850 avions neufs d’ici à 2042 pour répondre à une hausse moyenne du trafic de 3,6 % par an. Plus de 45 000 appareils sillonneront alors le ciel, deux fois plus qu’en 2020. Les compagnies accélèrent le renouvellement de leur flotte pour répondre à la croissance attendue du trafic aérien et disposer d’appareils plus économes en carburant, note l’avionneur européen. Actuellement, seuls un quart d’entre eux sont des Airbus ou des Boeing de dernière génération brûlant jusqu’à 25 % de kérosène en moins que la précédente.
En attendant les avions à hydrogène ou électriques, peut-être produits en série dans la seconde moitié du siècle, une transition s’impose pour arracher la neutralité carbone en 2050. La filière compte sur deux piliers pour limiter la consommation de carburant par passager, déjà divisée par deux en trente ans : des aéronefs plus légers, certains dotés de réacteurs non carénés, comme celui du programme RISE de Safran-GE, 20 % plus sobres ; et surtout les carburants durables, qui pourraient représenter près des trois quarts des « fuels » dans trente ans.
Le pétrole disparaîtrait donc, pas l’aviation. Rien ne dit pour autant qu’on pourra produire assez de biocarburants et de molécules de synthèse pour satisfaire une demande estimée à 500 millions de tonnes d’ici à 2050 (contre 225 000 tonnes aujourd’hui) dans des délais aussi courts, à des prix compétitifs et en quantité suffisante, alors qu’ils sont aussi réclamés par d’autres secteurs. L’Organisation de l’aviation civile internationale a établi, en 2022, trois scénarios de décarbonation pour conclure qu’« aucun ne prévoit des émissions nulles de CO₂ au moyen de mesures propres au secteur », que ce soit les carburants, la technologie ou une exploitation optimisée des avions.
Emmanuel Macron veut y croire et mise sur la technologie. Au croisement de ses politiques de planification écologique et de souveraineté industrielle, le président a annoncé, le 16 juin, un plan d’aides pour développer une filière de carburants durables et faire de la France le premier pays à produire un avion « ultrasobre » à l’horizon 2030. Sans état d’âme, sans le plus petit soupçon de flight shaming (« honte de voler »), sans quotas de vols en vue, mais avec un argument de poids : l’Hexagone abrite la deuxième filière aéronautique mondiale, derrière les Etats-Unis, avec plus de 300 000 emplois directs et indirects, sa recherche et développement, son tissu industriel et ses exportations.
A la conquête de l’avion « vert », il emporte une majorité de l’opinion. Un sondage IFOP pour Groupe ADP et La Tribune révèle que 80 % des Français préfèrent des appareils plus propres à une réduction du trafic par la taxation des billets ou des quotas de vols. Ils donnent raison à Faury contre Jancovici. Sans doute faut-il se ranger à l’analyse équilibrée du ministre chargé des transports, Clément Beaune, convaincu que l’avenir de l’aérien passe par « trois leviers » : l’innovation-investissement, la coopération internationale pour partager l’effort et un changement de comportement des consommateurs, trop nombreux à faire un usage immodéré de l’avion.
Source: Le Monde