Réduire les émissions de CO2 des avions ?

Le Monde du 15/08/2023

« Pour réduire les émissions de CO2 de l’avion, il n’y a sûrement pas qu’une solution »

Pour le podcast du « Monde » consacré aux défis climatiques, la chercheuse Isabelle Laplace se penche sur les débats liés à la pollution engendrée par le secteur aérien

Propos Recueillis Par Nabil Wakim

ENTRETIEN

C’est devenu une question épineuse dans certaines familles au moment de préparer les départs en vacances : faut-il arrêter de prendre l’avion ? Alors que le trafic aérien connaît une augmentation constante, le secteur aérien pèse entre 2,5 % et 4 % des émissions de gaz à effet de serre à l’échelle mondiale. Les professionnels estiment que cette part est minime, mais les scientifiques soulignent que la croissance phénoménale prévue pour le secteur aérien dans les prochaines années est insoutenable dans un monde qui se réchauffe.

Combien le secteur aérien pèse-t-il vraiment dans le réchauffement climatique ? Est-ce que les avions à hydrogène ou aux biocarburants sont des alternatives crédibles ? Faut-il faire baisser fortement le trafic ? Et quelles conséquences cela aurait-il ?

Isabelle Laplace, professeure en théorie politique à l’université Yale (Etats-Unis), apporte des éléments de réponses dans cet épisode du podcast « Chaleur humaine », diffusé le 11 avril 2023 sur le site du Monde.

Pouvez-vous expliquer le rôle que joue le secteur aérien dans le réchauffement ? On dit souvent qu’il représente 2,5 % des émissions de CO2 au niveau mondial, mais ce n’est pas le seul critère à prendre en compte. Pourquoi les avions émettent-ils du CO2 ?

Tout simplement parce qu’ils utilisent du kérosène, qui est en fait du pétrole, une énergie fossile. Quand il y a combustion de kérosène, il y a des émissions polluantes, en particulier de CO2, le principal gaz à effet de serre. On estime que le transport aérien émet 2,5 % de CO2 au niveau mondial, toutes activités confondues. Mais ce n’est pas tout : en matière d’effets indirects, il y a ce qu’on appelle les traînées de condensation. C’est quelque chose qu’on a tous vu en levant les yeux au ciel, la petite traînée blanche derrière l’appareil. Cette traînée de condensation génère des nuages, qui vont se comporter un peu comme des gaz à effet de serre, ils vont amplifier l’effet de serre au moment où ils sont présents, sachant qu’ils sont présents pendant quelques heures ou une journée. On a donc des émissions directes et indirectes et on ne connaît pas tout, on est encore à un stade de recherches. On sait bien mesurer le CO2, mais pour ce qui concerne les traînées de condensation, on a encore à apprendre.

Finalement, 2,5 % ou 4 %, ce n’est pas si important si on compare à d’autres secteurs comme la voiture ou le numérique. Le problème, c’est que c’est un secteur qui est en pleine expansion. Au lieu de réduire le trafic aérien, tous les ans il augmente de 3 % à 4 %, et les émissions de CO2 augmentent dans le même temps…

Par le passé, le transport aérien a fait de gros efforts pour réduire la quantité de carburant utilisée : un avion des années 1970, comparé à un avion de maintenant, utilisait 45 % de carburant en plus pour faire la même distance. Par conséquent, on émet moins de CO2 par vol. Associé à cela, on a eu aussi des changements de pratiques des compagnies aériennes qui ont utilisé des avions un peu plus gros, ont essayé de mieux les remplir, etc. Quand on cumule ces effets, on constate qu’on a eu des gains d’efficacité énergétique d’à peu près 80 % depuis les années 1970. 

Ces gains ont permis d’avoir des coûts d’exploitation réduits et aux compagnies aériennes de proposer des billets moins chers. La conséquence, c’est que plus de personnes ont utilisé l’avion : le volume de trafic a été multiplié par 12 à 13 sur la période. Le résultat, c’est que les gains d’efficacité énergétiques, bien qu’importants, n’ont pas réussi à compenser les émissions de CO provoquées par cette explosion du trafic.

On sait que c’est une toute petite partie de la population mondiale qui prend l’avion… Qui sont les gens qui prennent l’avion régulièrement ?

La disparité d’utilisation dépend vraiment du niveau de revenus et du pays d’origine. En moyenne, les personnes qui prennent l’avion ont un revenu moyen plus élevé que le revenu moyen de la population dont ils sont issus. On observe aussi que ceux qui utilisent plus fréquemment le transport aérien sont des personnes qui appartiennent aux niveaux les plus élevés des tranches de revenus. Dans les pays développés, on estime entre 30 % et 50 % la population qui aurait déjà pris l’avion, mais ce nombre se réduit si on considère la population du monde entier. Une étude de 2020 a estimé, en étudiant le trafic de 2018, que seule 2 % à 4 % de la population mondiale avait voyagé par avion pour un trajet international.

On se rend compte que le nombre de gens qui prennent l’avion est minuscule… et qu’en fait ils émettent beaucoup de gaz à effet de serre par passager !

Oui, on estime que 1 % de la population émet 50 % des émissions de CO2 du transport aérien. Bien que plus accessible, son utilisation dépend quand même du niveau de revenus. Cela dit, l’aspect géographique est important : on voit la question de notre prisme européen, mais, dans certains endroits du monde, le transport aérien est vu comme un moyen de se développer économiquement. Je pense particulièrement aux pays africains, qui ont envie de développer leur trafic. Ils considèrent qu’on en a bien profité et que, maintenant, leur tour est venu.

Peut-on essayer de balayer les différentes options possibles pour transformer l’aviation ? On a beaucoup entendu parler du projet porté notamment par Airbus de faire voler des avions à l’hydrogène d’ici à 2035. Est-il vraiment réaliste de se dire que, d’ici à 2035, on aura une partie importante des avions qui volera à l’hydrogène ?

Il faut bien comprendre que la quantité de CO2 émise dépend de trois grandes catégories : d’abord, du type de carburants qu’on utilise, puis des gains en efficacité énergétique et, enfin, du volume de trafic. Est-ce qu’on peut trouver des carburants qui soient moins carbonés, voire pas du tout ? L’hydrogène, c’est l’idéal d’un point de vue décarbonation, parce que s’il est lui-même produit de façon décarbonée, quand il est utilisé il n’émet que de la vapeur d’eau… Mais pour produire de l’hydrogène, l’électrolyse de l’eau utilise de l’énergie, qui doit elle-même être décarbonée [par exemple provenir d’énergies renouvelables ou du nucléaire ], sinon tout cela n’a aucun sens et a un impact négatif sur le climat. Or, il n’y a pas que le transport aérien qui nécessite de l’électricité décarbonée, elle sert d’autres secteurs, d’autant que la tension sur nos besoins en électricité est déjà existante.

On a une concurrence des usages pour l’hydrogène, il n’est pas sûr qu’on puisse l’utiliser pour tout, c’est vrai. Mais on est aussi face à des difficultés d’usages, les premiers projets qui ont été présentés montrent des avions où il faut stocker l’hydrogène, ça prend quasiment la moitié d’un avion actuel. Et puis, des enjeux de sécurité… Est-ce bien réaliste de penser remplacer une partie importante de la flotte actuelle d’avions par des avions à hydrogène d’ici à quinze ans ?

Vous avez raison de souligner que l’hydrogène ne peut pas être utilisé dans les avions actuels, il faut concevoir de nouveaux aéronefs et cette conception prend du temps, effectivement. Airbus annonce pour 2035 le premier avion à hydrogène : si le délai est tenu, ce sera le premier, et ce sera sûrement l’expérimentation qui aura lieu à ce moment-là. Si tout se passe bien et dans les temps, il faut mettre en place les chaînes de production, adapter les aéroports, former les pilotes, etc., finalement tout le secteur doit se réadapter. Et si tout fonctionne bien dans les temps, il faut ensuite que les compagnies renouvellent progressivement leurs flottes. Finalement, on se retrouve proche de 2050.

Il faut aussi comprendre que l’hydrogène ne sera pas valable pour tous les vols, au mieux pour les moyen-courriers, parce que c’est un gaz léger qui prend beaucoup de place.

Le secteur aérien expérimente aussi d’autres carburants alternatifs, notamment ceux issus de produits agricoles, des biocarburants ou agrocarburants. Cela pourrait-il être généralisé ?

Les biocarburants pour l’aéronautique, les SAF, sustainable aviation fuel, existent déjà. Ils ont un gros atout, c’est qu’ils peuvent être utilisés dans les avions actuels : généralement, on les mixe avec du kérosène. L’intérêt de ces biocarburants, c’est qu’ils sont produits à partir de biomasse (des productions et des déchets agricoles) qui a capté du CO2 en amont. La réduction des émissions de CO2 s’envisage sur le cycle de vie entier, c’est-à-dire de la production à la transformation, jusqu’au transport de cette énergie et de l’utilisation d’un avion. Les SAF existent, une partie a déjà été certifiée et est utilisée, mais son volume de production actuel est très faible, ce qui fait que les prix d’achat sont très élevés – environ trois fois plus cher que le carburant actuel. Certes, ces prix vont baisser lorsqu’on aura augmenté le volume et développé la production, mais il est certain qu’à un moment on va avoir un problème de disponibilité de la ressource.

Si l’on s’appuie sur des ressources agricoles, là aussi le conflit d’usages peut arriver très vite parce qu’on a besoin de terres agricoles pour se nourrir. Alors, s’il faut de vastes surfaces de terres agricoles pour pouvoir faire voler des avions, est-ce que ce sera raisonnable d’aller dans cette direction ?

Il est important de dire que pour être labellisé SAF les contraintes sont très fortes, en particulier sur le fait que ces cultures ne se fassent pas au détriment de la nourriture humaine ni à celui de la biodiversité. De toute façon, la quantité sera limitée, on ne pourra pas avoir plus de biomasse que ce qui existe. De même, cette biomasse alternative est aussi attractive pour d’autres industries. Finalement, chaque fois qu’on envisage des solutions on voit émerger des limites : ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas y aller, mais il faut avoir conscience de ces limites et peut-être se dire qu’il n’y a sûrement pas une seule solution et que chacune doit être complétée par d’autres.

Une autre piste est parfois discutée, celle des avions électriques avec batteries. Pourquoi ne peut-on pas électrifier des avions comme on le fait pour des véhicules terrestres électriques ?

Il existe déjà des avions électriques qui fonctionnent sur batteries, c’est peut-être l’innovation technologique qui risque de se développer le plus dans les années qui viennent. Mais, là encore, c’est pour un trafic très spécifique. Les batteries pèsent lourd, donc c’est adapté aux court-courriers, peut-être des avions régionaux qui parcourent au plus 200 kilomètres de distance. Le fait de transporter des batteries dans un avion consomme de l’énergie, donc on peut imaginer des grosses batteries… mais cela consommerait encore plus !

En fait, l’un des sujets les plus complexes, c’est l’aviation longue distance. Sur les courts trajets, on peut remplacer par le train, peut-être par des avions électriques, un jour. Sur des moyen-courriers, éventuellement par des avions à hydrogène. Mais pour traverser l’Atlantique ou aller en Australie, le secteur n’a pas de solution à proposer…

Les vols longue distance, c’est le point crucial, à ce jour on ne sait pas comment se passer du kérosène pour ces vols-là. Ou alors il faut revoir notre rapport au temps ! Mais si ça n’évolue pas, le transport aérien servira au moins sur les long-courriers… C’est vrai que, pour l’instant, il n’y a pas beaucoup de marges de manœuvre.

Quand on fait le tour des alternatives possibles, on constate qu’il n’y a pas de trajectoire crédible pour faire baisser de manière sérieuse les émissions de gaz à effet de serre du trafic aérien. Ne faut-il pas simplement diminuer le trafic ?

C’est la dernière catégorie des leviers d’action dont on parlait, jouer sur le volume de trafic, réduire le trafic, utiliser l’avion de façon différente. Ça peut vouloir dire qu’on fait un report vers d’autres modes de transport – on pense beaucoup au train, au TGV. Ça peut être fait de façon individuelle. On le sait peu, mais il y a aussi des offres intermodales entre les compagnies aériennes et les compagnies ferroviaires, par exemple, pour éviter un vol via une ligne intérieure.

Ce sujet a émergé pendant la convention citoyenne pour le climat, qui avait proposé d’interdire tous les vols intérieurs d’une durée de quatre heures ou moins s’il y avait une alternative en train. Finalement, dans la loi, ce qui a été adopté, c’est une durée de deux heures trente, qui n’a finalement concerné que trois lignes. Ne vaudrait-il pas mieux se concentrer sur des vols qui sont plus longs en Europe et chercher à les remplacer par le train sur de la longue distance ?

Peut-être, surtout si les infrastructures ferroviaires existent. Ce sont des décisions politiques à l’échelle européenne. S’il faut construire de nouvelles infrastructures ferroviaires, la question se pose, parce qu’il y a des conséquences en matière d’émissions de CO2, elles peuvent également avoir des impacts sur la biodiversité. Il faut vraiment étudier l’ensemble et ne pas se focaliser sur un seul aspect. Est-ce que finalement on y gagne en construisant des nouvelles lignes ou pas ? Si la ligne existe et que les opérateurs arrivent à se mettre d’accord, il y a peut-être la possibilité d’offrir des trajets ferroviaires attractifs. Mais il y a des limites en matière de volume.

Une partie des trajets que j’ai faits dans ma vie en avion n’était pas vraiment nécessaire. Partir en week-end avec des copains à Lisbonne ou à Berlin, c’est quelque chose que je ne fais plus aujourd’hui… Est-ce que ce serait grave si ces vols-là n’existaient pas ?

Peut-être pas pour ces vols-là. Mais, attention, le rapport qu’on a au transport aérien est très différent si on vit en Europe, en France ou sur une île. L’avion ne sert pas qu’au tourisme, il peut être nécessaire pour des raisons de santé, comme les évacuations sanitaires, pour avoir accès à l’éducation, comme ces jeunes qui doivent quitter leur île natale pour faire des études. Si on interroge ces personnes-là, elles ont une autre relation à l’avion.

Si jamais on allait vers une forte baisse du trafic aérien, quelles seraient les conséquences pour celles et ceux qui travaillent dans les aéroports, dans le secteur du tourisme, liés au trafic aérien ?

D’après les estimations de la Commission européenne, on sait qu’un emploi dans le secteur de l’aéronautique en génère trois supplémentaires dans d’autres secteurs, comme le tourisme, la logistique, voire le commerce, et donc effectivement, en matière d’emplois, les enjeux sont très importants. 100 euros de produit intérieur brut (PIB) supplémentaires générés par le secteur aéronautique amènent 200 euros de PIB supplémentaires à l’économie. On voit bien qu’il y a des enjeux économiques forts dès qu’on touche ce secteur !

Pour atteindre la neutralité carbone, le secteur aérien parle beaucoup de compensation carbone. Il met en avant le soutien à des projets de reforestation ou à des projets qui vont stocker du carbone, etc. Peut-on faire confiance au secteur aérien sur ce plan ?

Lui faire confiance, ce n’est pas à moi de le dire ! Oui, on entend parler de ces controverses, on évoque notamment le fait que des compagnies aériennes ont proposé des compensations à leurs passagers, sous forme de plantation d’arbres. Mais ce n’est pas parce qu’on plante un arbre qu’il va stocker tout de suite le CO2 que vous avez émis. Et puis, finalement, on ne sait pas vérifier tout ça, donc ces questions sont ouvertes.

Vous parlez aussi du « marché carbone » européen, le fait que les entreprises peuvent acheter et vendre leurs émissions de gaz à effet de serre entre elles. Comment ça marche ?

Chaque année, chaque entreprise des différentes industries a un quota carbone et ne peut pas le dépasser, ou alors doit acheter des quotas carbone aux autres. Il se trouve que le transport aérien a augmenté son trafic, donc les compagnies ont acheté des quotas carbone à d’autres industries qui, elles, avaient réussi à réduire leurs émissions. Ce système n’existait jusqu’à récemment qu’au niveau européen, mais l’Organisation de l’aviation civile internationale a décidé, récemment, de mettre en place un mécanisme de marché carbone pour l’aviation internationale, appelé « Corsia » pour Carbon Offsetting and Reduction Scheme for International Aviation [« régime de compensation et de réduction de carbone pour l’aviation internationale »].

Donc, ce système peut être un prétexte pour les entreprises qui se dédouanent en disant qu’elles prennent en compte la question climatique, alors qu’en réalité elles ne changent pas leurs habitudes. Voire elles peuvent aller jusqu’à se vanter de manière mensongère de mener des actions. Le problème, c’est que, en attendant, les gaz à effet de serre restent dans l’atmosphère pendant des centaines d’années. N’y a-t-il pas là une forme de contradiction ?

C’est ce qu’il faut éviter. C’est difficile d’estimer ces impacts, parce que ça dépend du prix de vente du carbone sur le marché. S’il est faible, les compagnies paieront un petit supplément pour continuer à développer leur trafic, donc effectivement ça n’ira pas dans le bon sens. Mais si le prix du carbone est plus élevé, là, ça pourra limiter le trafic.

Rien n’est simple, qu’est-ce qui vous donne quand même des raisons d’espérer ?

C’est un immense challenge que doit relever le secteur, on sait bien que ce n’est pas individuellement qu’on va y arriver, mais que c’est collectif. Je trouve cet aspect collectif important, et ce défi me motive.