Les compagnies aériennes déjà confrontées à la pénurie de pilotes
D’ici à vingt ans, le nombre d’avions sillonnant le ciel devrait doubler
Guy Dutheil. Le Monde du 22/11/2023
L’Association internationale du transport aérien (IATA) a sonné l’alarme. Au cours des vingt ans à venir, il faudra recruter de 500 000 à 600 000 pilotes. Il faut dire que, d’ici à 2044, le nombre d’appareils va doubler. Selon les chiffres de Boeing, publiés en juin et très proches de ceux d’Airbus, il devrait y avoir 48 575 avions dans le ciel dans vingt ans contre 24 500 aujourd’hui.
Cette trajectoire, qui semble peu compatible avec la lutte contre le réchauffement climatique, est confortée par la succession de commandes géantes passées par les plus grandes compagnies aériennes. A la faveur du salon aéronautique de Dubaï, qui a fermé ses portes vendredi 17 novembre, Emirates a fait sensation, avec l’annonce de l’acquisition de 90 long-courriers Boeing 777X pour 52 milliards de dollars (environ 47,7 milliards d’euros) au prix catalogue, auxquels s’ajoutent 15 jumbos Airbus A350, pour un chèque supplémentaire de 5,5 milliards de dollars.
Au mois de juin, à l’occasion du salon du Bourget, près de Paris, c’était Airbus qui avait tenu la vedette avec la commande – qualifiée « d’historique » – d’Air India, de 500 Airbus A320 pour 44 milliards d’euros. Et ce n’est pas tout. Airbus et Turkish Airlines ont, de leur côté, conclu un accord de principe pour 355 Airbus, pour 53 milliards de dollars.
Cette augmentation continue du nombre d’avions commerciaux provoque déjà « des tensions sur le recrutement » des pilotes, observe Marc Rochet, président d’Air Caraïbes et de French bee. Un début de pénurie s’est fait jour depuis la relance du long-courrier après la crise due au Covid-19. Car les dessertes des destinations lointaines sont gourmandes en équipages. Quand il faut, selon Alexandre Blanc, directeur général adjoint des opérations aériennes d’Air France, « cinq équipages, c’est-à-dire dix pilotes, pour prendre les commandes d’un appareil moyen-courrier, il en faut vingt et un à vingt-quatre pour un long-courrier ».
La guerre en Ukraine n’a rien arrangé. L’obligation de contourner la Russie « rallonge les routes de l’Europe vers l’Asie et le Japon de deux heures. Nous dépassons la limite des treize heures trente de vol, ce qui contraint les compagnies à passer de trois à quatre pilotes par équipage », ajoute le patron des navigants d’Air France. « Le manque de pilotes, c’est déjà un sujet !, constate Guillaume Hue, spécialiste de l’aéronautique pour le cabinet de conseil Archery Strategy Consulting. C’est même ce qui limite la croissance des compagnies aériennes, bien avant la disponibilité des avions. »
Enormes hausses de salaire
Malgré cela, la filière de formation ne s’est pas encore adaptée aux prévisions de IATA. A Toulouse, « vingt-trois élèves au total » sortent chaque année de l’Ecole nationale de l’aviation civile (ENAC), note Kirsty Benet-Scott, chargée du recrutement et des concours. Rien ne devrait changer « pour le concours 2024 », ajoute-t-elle, avec toujours vingt-trois élus seulement pour « 1 200 candidats pilotes de ligne ». Pourtant, se souvient-elle, « il fut un temps où il y avait cinquante places chaque année. C’était il y a près de trente ans ».
Outre l’ENAC, les cadets d’Air France sont l’autre voie royale pour devenir pilote. Avec cette « filière longue, ab initio », comme le précise M. Blanc, Air France forme « 150 à 200 pilotes par an ». Pas suffisant pour répondre aux besoins de la compagnie nationale. Après avoir recruté 424 pilotes en 2022, elle en embauchera environ 500 en 2023 et devrait maintenir ce rythme en 2024. Des recrutements liés « à la reprise post-Covid et à la croissance du nombre de lignes au sein desquelles la part du long-courrier devient de plus en plus prépondérante », complète le patron des navigants d’Air France.
L’entreprise doit aussi beaucoup embaucher à cause de la pyramide des âges. Remplacer un navigant coûte très cher. « Lorsqu’un pilote part à la retraite, cela fait évoluer la carrière de cinq à six pilotes qui doivent à leur tour être formés sur de nouveaux avions », explique M. Blanc. Une qualification sur un nouvel appareil coûte de « 20 000 à 25 000 euros par pilote », précise-t-il. Beaucoup moins que « la formation globale » d’un cadet, qui revient à près de 100 000 euros à la compagnie.
Aux Etats-Unis, les pilotes ont déjà retourné la pénurie à leur profit. Cet été, United Airlines et American Airlines, deux des plus importantes compagnies régulières américaines, ont dû consentir à d’énormes hausses de salaire. Plus de 40 % pour les seuls pilotes d’United Airlines. In fine, le manque de navigants se fera surtout ressentir dans les zones où il s’achète le plus d’avions, en Asie et dans le Golfe. Deux régions du globe qui subissent un exode des pilotes étrangers venus y trouver du travail avant la pandémie.
« Enormément de pilotes américains ont quitté la Chine et le Golfe et sont revenus aux Etats-Unis après la crise », signale M. Blanc. Cette raréfaction pèsera davantage sur les compagnies modestes, les plus petites, où les rémunérations sont plus faibles et les possibilités d’avancement plus réduites, prévoient en chœur M. Rochet et M. Blanc.
Les low cost ne sont pas forcément désavantagées : du fait de leur positionnement uniquement sur le moyen-courrier, elles permettent à leurs pilotes de rentrer chez eux tous les soirs, tout en ayant des rémunérations similaires à celles des grandes compagnies. Une des solutions à la pénurie de navigants sera peut-être à trouver du côté de la technologie, avec le Single Pilot Operation préparé par Airbus et Boeing. En clair, un avion avec un seul pilote aux commandes. Encore faudra-t-il que la réglementation évolue et que les pilotes l’acceptent, tout comme les passagers.
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