Source: Le Monde du 6/12/2023
Au Chili, le plus grand télescope du monde sort de terre
Pierre Barthélémy (Cerro Armazones, Chili, Envoyé Spécial)
CERRO ARMAZONES (CHILI)- envoyé spécial
Un paysage de ciel et de pierre, de turquoise et d’ocre. Voilà l’Atacama, contrefort des Andes chiliennes. Un désert plus sec et râpeux qu’une brique, où pour ainsi dire rien ne pousse hormis, aujourd’hui, des champs de panneaux solaires, des pylônes électriques, des usines géantes de traitement du lithium ou d’autres minéraux… Ici, l’acteur principal est le vent, qui soulève poussière rouge, grise ou blanche, érode les montagnes et les transforme en mamelons pelés dont rien ne s’écoule, si ce n’est des éboulis, des ruisseaux de cailloux qui entaillent la pente en lui laissant des balafres plus claires. Un vent omniprésent qui dépouille avec obstination les rares panneaux publicitaires et agite frénétiquement les sacs plastique noirs crucifiés aux barbelés des clôtures.
Petit à petit, les dernières traces de la société humaine se font plus rares. « Magnifique désolation », avait dit l’astronaute américain Buzz Aldrin en sortant du module lunaire pour rejoindre Neil Armstrong lors de la mission Apollo-11, en juillet 1969. La phrase peut être répétée ici, même si le paysage évoque plus Mars que la Lune.
Cerise d’acier sur un gâteau mafflu
La route s’enfonce, monotone, au cœur du désert et soudain, dans le lointain, il apparaît. Un dôme ajouré, posé en haut d’un mont comme une cerise d’acier sur un gâteau mafflu. Ainsi vu, à des kilomètres de distance, on « le trouve petit, tout petit, minuscule », comme dit le personnage du fâcheux au sujet du nez de Cyrano. C’est pourtant tout l’inverse : énorme, l’ELT ! Ce qui d’ailleurs se lit dans son nom d’Extremely Large Telescope, le « télescope extrêmement grand », qui deviendra le plus imposant du monde quand l’Observatoire européen austral (ESO) le mettra en service, en 2028. Il sera le nouvel étendard de cette organisation dont l’Allemagne, le Royaume-Uni, la France et l’Italie assurent plus de 60 % du budget aux côtés de douze autres pays européens, et à laquelle sont associés l’Australie et le Chili.
L’ELT, projet à 1,3 milliard d’euros, sort de terre. Un chantier hors norme dont la première phase a consisté à araser à l’explosif le sommet du Cerro Armazones, à 3 046 mètres d’altitude : quelque 220 000 mètres cubes de roche ont été retirés pour laisser la place à une longue plate-forme de béton. Le squelette de l’immense dôme de 80 mètres de haut, sous lequel tiendrait la façade de Notre-Dame de Paris mais qui abritera le télescope, est désormais bien avancé.
Qui veut visiter le chantier est tenu à un certain nombre de précautions, lesquelles dépassent les simples chaussures à coque, le casque et le gilet fluorescent.
L’atmosphère étant moins dense à cause de l’altitude, l’indice UV peut grimper dans les extrêmes, à 11. Il faut s’équiper de gants et de lunettes de soleil adaptées, sans oublier de se tartiner le visage d’écran total. Beaucoup d’ouvriers portent d’ailleurs un chèche les protégeant autant des rayons solaires que du vent, qui peut aisément dépasser les 80 kilomètres-heure.
Autre impératif, boire beaucoup : l’Atacama est un désert où le taux d’humidité tourne autour des 10 %, voire moins. Si cet air très sec en fait le paradis des astronomes, c’est aussi un enfer où l’on se déshydrate vite. « Il s’agit d’un environnement difficile et le confort n’est pas optimal, reconnaît Davide Deiana, le directeur adjoint du chantier. Mais c’est le genre de projet qu’on n’a qu’une fois dans sa vie, avec beaucoup de défis techniques inédits, car chaque télescope est un prototype. On repousse les limites de l’ingénierie. »
On accède au sommet par une route qui s’enroule autour du Cerro Armazones. En moyenne, entre 160 et 220 personnes travaillent sur le chantier. Cinq grues, dont la plus imposante pèse 600 tonnes, s’activent près du monstre de 88 mètres de diamètre. Même si la structure du télescope est enchâssée dans le dôme qui tournera autour, sur de gros chariots, à raison de 2 degrés par seconde, les deux constructions sont indépendantes, pour empêcher que les vibrations du globe protecteur ne se transmettent à l’appareillage scientifique. La masse totale des deux avoisinera les 11 000 tonnes, soit davantage que la tour Eiffel. Tout est à la fois dans la démesure – les mètres cubes de béton coulés se comptent par milliers – et dans l’attention aux plus petits détails. « Il faut tout prendre en compte, confirme Davide Deiana : les déformations dues à la température, le vent, mais aussi le tassement de l’édifice au cours de sa vie, car le béton travaille travaille. »
Une couche d’argent de 110 nanomètres
L’ingénieur italien nous entraîne dans les entrailles du monstre, c’est-à-dire sous la dalle du futur télescope. « Au-dessus de nos têtes, il y a 3 500 mètres cubes de béton et déjà 600 tonnes de la structure du télescope », précise Davide Deiana. C’est dans ce sous-sol que se joueront la sécurité et la survie de l’ELT. D’une part, avec les « piscines », où de grandes quantités d’eau seront stockées en cas d’incendie – la ville la plus proche, Taltal, se trouve à 130 kilomètres, et il n’est pas question d’attendre le secours de ses pompiers. D’autre part, avec une installation antisismique très élaborée, car les tremblements de terre sont monnaie courante dans les Andes. En temps normal, le « plancher » du télescope est fixe, maintenu sur d’énormes vérins hydrauliques. Si un séisme important est détecté, le système relâchera la pression et la structure du télescope descendra pour reposer sur des sortes d’amortisseurs. Une fois l’événement terminé, « des pompes hydrauliques remettront le plancher à sa place », conclut Davide Deiana.
De retour à la surface, on se glisse à l’intérieur du dôme, dans les poutrelles duquel le vent souffle et siffle comme un dément. Ce qui ne nous permettra pas, pour des raisons de sécurité, de prendre un peu de hauteur. Dans quelques jours, la « peau » de cette immense coupole commencera à être posée, sous la forme d’un millier de panneaux multicouches (pour l’isolation thermique) recouverts d’aluminium.
Le dôme, bientôt achevé, sera l’écrin, et le télescope le bijou. Si l’on file la métaphore joaillière, il faut ajouter que sa pierre la plus précieuse en sera le miroir principal, de 39,3 mètres de diamètre. Du jamais-vu, et de très loin, pour un observatoire travaillant en lumière visible et dans le proche infrarouge. A titre de comparaison, le plus grand miroir actuel en ce domaine est celui du Gran Telescopio Canarias sur l’île de La Palma (Espagne) avec 10,4 mètres de diamètre. Quant au télescope spatial James-Webb, qui œuvre dans l’infrarouge, son miroir mesure 6,5 mètres.
Ce miroir principal de l’ELT, appelé « M1 », aura une surface collectrice de lumière de près de 1 000 mètres carrés. Avec une taille pareille, il n’était pas question de le construire d’un seul tenant. Tel un œil de mouche multifacette, M1 sera une mosaïque de 798 petits miroirs hexagonaux qui travailleront ensemble. Une véritable gageure, car il faudra que l’assemblage ne varie pas d’un iota lors des déplacements du télescope, lorsqu’il pointera différents endroits du ciel ou sous l’effet du vent et des variations de température… Pour obtenir des images parfaites, les différents segments doivent être ajustés entre eux avec une précision d’un centième de micromètre, ce qui représente le dix millième de l’épaisseur d’un cheveu. Afin d’obtenir cet alignement idéal, des capteurs mesureront la position de chaque segment par rapport à ses voisins, et des actionneurs situés au dos joueront sur sa position et sur sa forme.
Pour l’heure, aucun de ces miroirs n’est encore monté. Aucun n’est même encore arrivé au Chili, ce qui devrait être le cas à la fin du premier trimestre 2024, avec la livraison d’un lot de dix-huit segments. Mais une véritable usine est déjà prête, qui les attend. Celle-ci n’est pas installée sur le site de l’ELT, mais à une vingtaine de kilomètres de là, au pied du Very Large Telescope (VLT), un autre observatoire de l’ESO en activité depuis un quart de siècle et qui sert de base arrière au chantier du Cerro Armazones. Les segments de M1 sont fabriqués en Allemagne par la société Schott, dans un matériau nommé « Zerodur », un verre céramique qui a la particularité de ne quasiment pas se dilater ou se rétracter sous l’effet des variations de températures. Ils sont ensuite acheminés en France, à Poitiers, dans une usine de Safran Reosc, où ils sont polis et montés dans leur support définitif.
Les segments prendront bientôt la mer, rangés dans des boîtes de voyage censées les protéger des chocs du transport. Une fois déballés, ils n’en seront pas moins testés pour s’assurer qu’ils n’auront pas souffert, première étape de toute une chaîne de préparation. S’ensuivent un petit nettoyage et l’ajout des pièces de connectique au verso. Puis le segment entrera dans une machine qui déposera à sa surface la pellicule d’argent afin de le transformer en un vrai miroir. « L’argent est le matériau qui a la meilleure réflectivité, explique Ricardo Parra, ingénieur en revêtements optiques à l’ESO. Le grand défi, c’est de le protéger de l’oxydation. » Pour cela, pas moins de quatre couches seront appliquées, avec une précision inouïe : une première pour l’adhésion, de 10 nanomètres d’épaisseur ; puis la couche d’argent de 110 nanomètres ; une nouvelle couche d’adhésion de seulement une molécule d’épaisseur ; enfin une couche protectrice de 6,5 nanomètres. Au terme de cet « enrobage », le miroir recevra ses capteurs et sera prêt à être monté.
Tout ce protocole est actuellement répété « à blanc », afin d’être prêt le jour J. Responsable de l’assemblage de l’ELT, l’Allemand Tobias Müller le martèle : « Nous n’avons pas le droit à l’erreur, nous voulons une qualité de 100 %. Avec des millions de pièces dans le télescope, si on se trompe, on ne pourra plus savoir où est l’erreur. Si on échoue, le télescope ne fonctionnera pas. » Pour éviter cela, les spécialistes de l’ESO ont changé de philosophie : « Nous sommes passés à un processus industriel en continu, souligne Philippe Gitton, responsable de l’assemblage et de l’intégration du miroir principal. Nous avons dû mettre en place des processus qu’on n’avait jamais vus en astronomie. » Avec notamment des logiciels de contrôle et des systèmes de codes-barres.
L’installation s’occupera aussi des quatre autres miroirs par lesquels la lumière des astres transitera avant d’arriver dans les instruments, et l’usine ne s’arrêtera pas une fois le télescope monté. Car, au bout d’un an de fonctionnement de l’ELT, commencera le resurfaçage de chaque segment de M1 : chaque jour, deux facettes du miroir seront remplacées par des facettes de rechange afin de renouveler en permanence le revêtement en argent…
« Pas un pas, mais un bond en avant »
Pourquoi un si grand miroir ? Astronome à l’ESO, Elyar Sedaghati répond avec une image simple : « La nuit, quand une voiture est très loin, ses deux phares vous apparaissent confondus. C’est seulement quand elle s’approche que vous pouvez les distinguer l’un de l’autre, et cette limite est due à la taille de vos yeux. S’ils étaient plus grands, ils sépareraient les deux phares de plus loin. » En collectant plus de lumière, l’ELT obtiendra des images dix à vingt fois mieux définies que le télescope James-Webb, estime-t-il.
Le télescope sera gigantesque, et les instruments qui, installés de part et d’autre du miroir principal, réceptionneront la lumière, ne le seront pas moins, afin de fournir des données de pointe aux astrophysiciens. Tous les domaines de l’astrophysique espèrent beaucoup de cet équipement, depuis les spécialistes du Système solaire, qui pourront scruter ses astres les plus lointains – les planètes Uranus et Neptune – ou les plus anciens, comme les astéroïdes, jusqu’aux experts ès galaxies, en passant par les chasseurs d’exoplanètes. Responsable adjointe du département des opérations scientifiques au Cerro Paranal, où est installé le VLT, Eleonora Sani en est persuadée, « l’ELT sera une révolution. Ce sera époustouflant. Cela ne permettra pas de faire un pas en avant, mais un bond en avant ».
Même enthousiasme chez Elyar Sedaghati, spécialiste des planètes extrasolaires, qui attend de meilleures données sur les atmosphères de ces autres mondes : « L’ELT, assure-t-il, va repousser nos frontières. Il va même peut-être démolir certaines de nos théories et nous devrons repartir de zéro, ce que j’adorerais ! » Et quand on demande à Juan Carlos Muñoz, responsable des médias à l’ESO mais surtout ancien astronome, ce qu’il espère le plus, il a cette réponse magnifique : « Les découvertes auxquelles on ne s’attend pas. »
Au sommet du Cerro Armazones, le futur bâtiment d’accueil de l’Extremely Large Telescope est déjà élevé, mais il n’a pas encore de toit ni de porte. En revanche, dans le mur près de l’entrée, à côté d’une plaque commémorant les six décennies de l’ESO, une capsule temporelle a été scellée, comme c’est le cas à chaque fois que cette organisation intergouvernementale érige un observatoire. Elle contient des photos de tous les salariés de l’ESO, des dessins réalisés par des enfants de Taltal, ainsi que le programme scientifique de l’ELT. « L’idée, explique Juan Carlos Muñoz,est de l’ouvrir dans cinquante ans et de voir si on aura atteint tous nos objectifs scientifiques. » Rendez-vous, donc, dans les années 2070…