Airbus, la défense et l’espace

Source: Le Monde. Propos Recueillis Par Jean-Michel Bezat, Guy Dutheil Et Dominique Gallois

« Financer la défense redevient légitime »

Guillaume Faury, président exécutif d’Airbus, se félicite du réveil de l’Europe et plaide pour plus de coopération

ENTRETIEN

Le patron d’Airbus, Guillaume Faury, dirige un groupe qui ne se contente pas d’être le numéro un mondial de l’aviation civile. Il est aussi un acteur-clé, en Europe, du spatial et de la défense. Entretien à l’heure où la guerre aux frontières de l’UE soulève des questions cruciales en matière de souveraineté européenne.

Après deux ans de guerre en Ukraine, quels enseignements avez-vous tirés de ce conflit, pour Airbus et plus largement les industriels de la défense ?

Nous sommes clairement entrés dans un nouveau cycle, où beaucoup de choses ont commencé à changer. Les budgets de défense, qui avaient baissé durant quarante ans, se redressent, même si l’équation budgétaire est plus difficile à résoudre en sortie de crise sanitaire. La défense retrouve la place qu’elle aurait dû garder pour offrir des garanties de souveraineté, d’indépendance et de prospérité. Nous ne sommes plus dans des débats exotiques, au niveau européen, pour savoir si la défense est « durable ». Les faits s’imposent à nous, avec un pays proche, puissant et agressif qui remet au centre la nécessité d’être capables de se défendre. Nous voyons les grandes institutions financières discuter entre elles, mais aussi les banques privées, pour inverser le cours d’un désengagement qui était une anomalie. Il est redevenu légitime de financer le secteur de la défense.

Le 5 mars, la Commission a incité les Vingt-Sept à investir et à faire des achats en commun pour réduire la dépendance vis-à-vis des Etats-Unis et renforcer la souveraineté. Ces initiatives sont-elles crédibles et suffisantes ?

Il faut reconnaître à l’Europe ses efforts pour créer un cadre pour faire plus de coopération. Ce qui a été présenté va dans la bonne direction, j’espère que les pays vont s’en saisir pour des projets communs. Mais il y a des contraintes budgétaires, une priorité donnée aux munitions et à l’artillerie à court terme, et de nouveaux champs de bataille (cyber, espace…) à intégrer. La défense relève de la seule responsabilité des Etats. L’Europe ne peut pas décider pour les autres. 

Précisément, le Système de combat aérien du futur (SCAF) n’est-il pas menacé par des projets concurrents ?

Il a fallu des efforts considérables pour bâtir les sept piliers du SCAF (avion, drones, moteurs, cloud de combat…), mais celui-ci n’entrera en service qu’à l’horizon 2040. Il faut donc continuer à soutenir les capacités existantes et l’évolution des avions de combat en service comme le Rafale ou l’Eurofighter. Ce faisant, il faut continuer de protéger le financement des phases ultérieures du SCAF, sans quoi il y aura un problème. Au lieu de construire l’Europe de la défense, on continuerait de la fragmenter, comme on l’a fait avec le Rafale, l’Eurofighter et le Gripen suédois. Un moment viendra peut-être où de nouveaux partenaires rejoindront le SCAF [un projet franco-germano-espagnol], ou le programme GCAP [Royaume-Uni – Italie – Japon].

Le dernier rapport du Stockholm International Peace Research Institute (Sipri) montre que les Etats-Unis ne cessent de gagner des parts de marché…

C’est vrai, les Etats-Unis achètent quatre fois plus d’équipement de défense que l’Union européenne, et quasi exclusivement à des industriels américains. D’un autre côté, près de 80 % des commandes de l’UE sont passées hors de l’Europe [dont plus de la moitié aux Etats-Unis]. Le reste est morcelé entre les acteurs européens. Si l’industrie européenne est encore vivante, elle le doit à plusieurs facteurs : chaque euro est plus efficacement dépensé ; des coopérations ont été développées et les activités duales (civile et militaire) permettent de profiter de l’effet d’échelle des ventes civiles ; et enfin, les exportations soutiennent l’activité.

L’élection de Donald Trump affaiblirait l’OTAN. Mais pourrait-elle déclencher un sursaut en faveur d’une véritable industrie européenne de défense ?

Ce qu’a dit Donald Trump sur l’OTAN a de quoi inquiéter, alors qu’elle constitue un élément essentiel de notre sécurité. On ne peut pas l’affaiblir. Notre devoir est de nous reposer la question : sommes-nous suffisamment souverains en matière de défense pour apporter une contribution positive à l’OTAN, sans en être trop dépendants au point de devenir vulnérables ?

Dans le spatial, Airbus et Thales Alenia Space ont annoncé des suppressions d’emplois. Comment analysez-vous la crise des satellites ?

La filière est en grande souffrance, avec un nombre de commandes – pour les satellites géostationnaires par exemple – qui a drastiquement baissé au cours des dernières années. De nouvelles technologies et beaucoup d’incertitudes géopolitiques rendent la vie compliquée aux opérateurs, qui réduisent leurs achats, faute de visibilité. A cela s’ajoutent des problèmes de financement public ou privé liés à la hausse des taux d’intérêt. Sans oublier l’arrivée d’un nouvel acteur, l’américain Starlink qui, lui, reçoit beaucoup d’argent. Tout cela rebat les cartes et met le secteur spatial sous pression.

Dans ces conditions, deux grands constructeurs en Europe, n’est-ce pas trop ?

Les règles de la concurrence en Europe, c’est-à-dire l’antitrust, rendent difficiles la consolidation entre grands acteurs d’un même secteur. Ce n’est pas impossible, mais les obstacles sont considérables. Chacun doit donc continuer à s’adapter. Il existe par ailleurs des possibilités de coopération quand il s’agit de nouveaux projets tel Iris², la future constellation européenne de satellites.

Faut-il assouplir le droit de la concurrence européen ?

C’est un vrai sujet. Aujourd’hui, l’Europe entend maximiser la concurrence entre Européens dans une vision extrêmement libérale. Mais les temps ont changé et, dans le monde, ceux qui avaient défini les règles de la concurrence sont les premiers à les rejeter au nom de la souveraineté. Il faut que l’Europe réagisse. Il est temps de revoir nos règles de la concurrence pour s’assurer que nous ne sommes pas en train de laisser tomber des pans entiers de notre industrie, y compris ceux contribuant à la souveraineté. Il faut changer les règles pour permettre l’émergence d’acteurs européens capables de faire face à une concurrence globale.

Dans le domaine les lanceurs, l’unité européenne vole en éclats. N’est-ce pas un risque pour la souveraineté ?

Sur un marché où les Etats-Unis font 90 % des lancements, l’Europe ne pèse que pour 10 %. Pire, les trois pays qui comptent et qui étaient jusqu’alors unis, la France, l’Allemagne et l’Italie, sont désormais sur des trajectoires divergentes. La fragmentation est maximale, chacun voulant construire sa propre fusée. Une partie des frustrations tient au modèle développé pour concevoir les fusées Ariane avec la clause du retour géographique qui attribue des activités aux pays en fonction de leur participation financière, et non de leur compétence. Ce système a montré ses limites par rapport au modèle plus libéral, plus privé et moins politique des Etats-Unis. Il faut trouver un modèle moins contraignant et reposant sur une vision européenne. Sans quoi nous risquons de nous affaiblir collectivement dans ce secteur stratégique.