Source: Le Monde
Défense : le retour de la guerre industrielle
ÉCONOMIE | CHRONIQUE
Par Jean-Michel Bezat
Et si l’OTAN n’était bientôt plus le pilier de la sécurité européenne, inébranlable depuis sa création, le 4 avril 1949 ? Si un repli des Etats-Unis réduisait l’intérêt de leurs armements et incitait le Vieux Continent à coordonner et renforcer enfin son appareil industriel pour assurer sa défense ? Les marchés ne sont pas des vases communicants, mais la protection de l’Europe (hormis la France), des armes conventionnelles au parapluie nucléaire, pourrait être moins « made in America ».
La perspective d’un retour de Donald Trump à la Maison Blanche a changé la donne, autant que la guerre en Ukraine. La menace du candidat républicain de ne plus se porter au secours des « mauvais payeurs » de l’OTAN est prise très au sérieux en Europe, y compris par des industriels convaincus que la peur obsidionale de Washington reste la montée en puissance de la Chine. « Les Etats-Unis se concentrent plus sur l’Asie-Pacifique », note le PDG de l’allemand Rheinmetall, dans le Financial Times du 2 avril. Redoutant que l’Europe se retrouve « totalement seule » en cas de conflit, Armin Papperger projette d’ouvrir quatre usines en Ukraine et prône la création de « grandes entreprises en Europe ».
Patron d’Airbus, Guillaume Faury le dit autrement au Monde, fin mars :« Sommes-nous suffisamment souverains en matière de défense pour apporter une contribution positive à l’OTAN, sans en être trop dépendants au point de devenir vulnérables ? » Il craint qu’« au lieu de construire l’Europe de la défense, on continue de la fragmenter ». Il n’en est pas de meilleure illustration, à ses yeux, que la concurrence entre le Rafale français, l’Eurofighter germano-britannique et le Gripen suédois.
A l’arrière du front se joue une autre guerre, celle de la production. Le complexe militaro-industriel américain y a déjà remporté bien des batailles. Entre 2019 et 2023, 55 % des achats européens d’équipements militaires provenaient des Etats-Unis (contre 35 % auparavant), et les deux tiers depuis 2022, alors que les importations ont doublé. Les géants européens sont des poids moyens face à Lockheed Martin, Raytheon Technologies, Northrop Grumman, General Dynamics et Boeing, les leaders mondiaux biberonnés aux commandes du Pentagone, doté d’un budget de 886 milliards de dollars (816 milliards d’euros) en 2024. Le britannique BAE Systems arrive en 7e position, l’italien Leonardo, Airbus et Thales aux 11e, 12eet 14e rangs.
La faiblesse de l’Union européenne vient aussi de la concurrence entre ses Etats membres dans les chasseurs, les frégates, les sous-marins, l’armement terrestre et les boucliers antimissiles. Les difficultés s’immiscent jusque dans les programmes impliquant plusieurs de ses membres : des tensions opposent Dassault et Airbus, partenaires dans le système de combat aérien du futur, alors que l’Italie, nation fondatrice de l’Europe, n’hésite pas à s’associer à Tempest, le projet concurrent mené par le Royaume-Uni et le Japon. Dans leur marche vers une hypothétique souveraineté, les Vingt-Sept doivent lever des obstacles inconnus des Américains. D’abord convaincre les banques, réticentes à financer un secteur mal noté au regard des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance. Mais aussi revoir les règles de la concurrence freinant les mariages industriels « pour ne pas laisser tomber des pans entiers de notre industrie, y compris ceux contribuant à la souveraineté », plaide M. Faury. Ou encore assouplir la règle du « retour géographique », qui génère retards et surcoûts en raison de la fragmentation des chaînes de production entre pays embarqués dans un programme conjoint.
L’année 2024 a sonné le réveil, sur le plan politique au moins. La Commission européenne a dévoilé, le 5 mars, une stratégie et un programme en faveur des industries de défense. Une première, avec ce mot d’ordre : « investir plus, mieux, ensemble et européen ». L’initiative prévoit notamment que les Etats membres achètent au moins 40 % des équipements de manière collaborative d’ici à 2030 (contre 18 %) et que 60 % des budgets militaires soient consacrés à des matériels produits sur le sol européen dans dix ans.
Force éparpillée
Sans effort budgétaire (limité à 1,5 milliard) s’ajoutant à celui de chaque pays, ces objectifs resteront des vœux pieux. Le commissaire européen à l’industrie, Thierry Breton, propose un fonds de 100 milliards abondé par un emprunt en eurobonds, à l’image du financement du plan de relance post-Covid. Il irait à des infrastructures de sécurité communes (constellations de satellites IRIS, cyber…) et aiderait les entreprises de défense. Soutenu par la France, le projet ne fait pas l’unanimité, notamment en Allemagne.
L’Europe dispose d’une force de frappe industrielle capable de répondre aux besoins des armées, avec des technologies aussi performantes que celles des Etats-Unis. Mais la défense relève de la compétence de chaque pays, les coopérations interétatiques sont réduites et cette force éparpillée ne peut se mettre au service d’une stratégie supranationale inexistante. L’Europe n’a pas fait sa « révolution colbertiste », qui suppose une plus forte intégration de ses industries, notent les chercheurs Samuel B. H. Faure et Dimitri Zurstrassen dans la revue Le Grand Continent, parue en mars. Bruxelles doit se cantonner à « un rôle de courtier politique consistant à se présenter en appui de l’action menée par les Etats membres qui demeurent les maîtres du jeu ».
Outre une volonté politique et un gros chèque, l’Europe requiert de l’audace institutionnelle. Pourquoi pas un commissaire européen à la défense, a suggéré la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, lors de la Conférence de Munich sur la sécurité, mi-février. Avec la meilleure volonté du monde, les Européens ne pourront pas remplacer l’Oncle Sam. A moins d’y allouer 5 % de leur richesse, selon un calcul de l’International Institute for Strategic Studies. Deux fois et demie leur effort actuel.