Source: Le Monde
Moscou veut empêcher le transfert de F-16 à Kiev
La Russie multiplie les frappes contre les bases aériennes ukrainiennes. Six avions de chasse ont été détruits
Chloé HoormanEt Élise Vincent
Aquelques jours du sommet de l’OTAN, qui doit avoir lieu à Washington du 9 au 11 juillet, la Russie accentue fortement la pression militaire sur Kiev, en multipliant les frappes contre ses bases aériennes. Une pression en grande partie liée, selon les analystes, à l’imminence du transfert officiel des premiers avions de chasse F-16, promis depuis de longs mois à l’Ukraine par les Occidentaux.
En quelques jours, plusieurs frappes d’ampleur ont en effet atteint des bases ukrainiennes, selon des informations corroborées côté russe comme occidental. D’abord à Myrhorod, dans la région de Poltava, dans le centre de l’Ukraine, les 1er et 2 juillet, puis sur l’aérodrome de Dolgintsevo, dans le secteur de Dnipro, à 80 kilomètres de la ligne de front, a déclaré le ministère russe de la défense le 4 juillet. Au moins six avions de chasse auraient été détruits, d’après Moscou. Des pertes que n’ont pas démenties les Ukrainiens, même s’ils ont cherché à les minimiser.
Ce n’est pas la première fois que les Russes visent des bases aériennes ukrainiennes. Mais ces derniers mois, leurs campagnes s’étaient concentrées sur les infrastructures énergétiques, au point que les Ukrainiens s’inquiètent déjà de l’hiver, avec un accès au chauffage et à l’électricité encore plus limité que les années précédentes. Les récentes frappes dénotent le souhait de « montrer les muscles pour faire douter les Ukrainiens et leurs soutiens à un moment charnière », juge une source militaire occidentale.
95 appareils attendus
Evoqué depuis début 2023, l’envoi de F-16 à l’Ukraine est en effet censé devenir une réalité opérationnelle cet été, du moins pour les premiers appareils. Quelque 95 de ces appareils de fabrication américaine ont été promis à Kiev par les alliés, d’ici à 2028 : trente en provenance de Belgique, vingt-quatre des Pays-Bas, vingt-deux de Norvège et dix-neuf du Danemark. La Suède s’est aussi engagée, fin mai, à envoyer un avion de type Awacs, indispensable pour l’acquisition du renseignement et la coordination d’éventuelles opérations avec des F-16.
La pression russe survient aussi alors que plusieurs pays ont confirmé, ces dernières semaines, l’arrivée de premiers F-16 en Roumanie, riveraine de la mer Noire et frontalière de l’Ukraine. C’est dans ce pays qu’a ouvert, fin 2023, un centre de formation pour les Ukrainiens où les futurs pilotes doivent s’entraîner à la prise en main des F-16 après plusieurs mois de formation plus théorique, encadrés par les alliés.
Or, le calendrier d’entraînement de ces jeunes recrues arrive dans sa phase finale, selon les déclarations convergentes de plusieurs états-majors occidentaux. A commencer par les Etats-Unis qui, le 23 mai, ont annoncé la certification de leur première promotion. Côté maintenance, une équipe de dix militaires ukrainiens a achevé sa formation en mai aux Pays-Bas.
Jusqu’à présent, ni Kiev ni les alliés n’ont toutefois confirmé l’arrivée de F-16 sur le sol ukrainien. Et ce, malgré les affirmations de plusieurs blogueurs occidentaux, le 29 juin, assurant qu’une première frappe avait été réalisée par un de ces appareils. « Un transfert d’avion de la Roumanie vers l’Ukraine ne prendrait pas beaucoup de temps, reprend la même source militaire occidentale. Mais ce qui est long à mettre en place, c’est la construction de la capacité, faire venir les pièces détachées, etc. »
Le transfert des F-16 demeure en réalité suspendu à la création de « bulles » de défense antiaériennes pour protéger les aérodromes et les hangars. Selon les analystes, l’Ukraine manque cruellement de ces systèmes composés de radars et de lanceurs de missiles capables de détruire en vol d’autres missiles ou des aéronefs visant son territoire. Sophistiqués et onéreux, ces équipements peuvent, comme le Patriot américain, coûter plus de 1 milliard de dollars (920 millions d’euros), sans compter les missiles (1 million de dollars l’unité).
Or, les alliés ne délivrent à Kiev des batteries antiaériennes qu’au compte-gouttes. Berlin a annoncé, vendredi 5 juillet, l’envoi d’un troisième Patriot sur les douze promis. Mais il a fallu attendre juin pour que les Etats-Unis en cèdent un second et que la Roumanie s’en départe d’un. La France, quant à elle, qui ne dispose que de huit systèmes de ce type – appelé Mamba – en a livré un en 2023. Les Ukrainiens estiment qu’il leur faudrait au moins quatre autres équipements de ce type pour constituer une bulle plus étanche.
« Le gros problème des Ukrainiens est qu’ils n’ont pas de profondeur stratégique : aucune partie de leur territoire n’est sanctuarisée », souligne Vincent Tourret, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).
Le manque de système de défense antiaérienne se double d’un autre problème devenu majeur pour Kiev : la multiplication des attaques russes au moyen de « bombes planantes ». Généralement issues des vieux stocks de l’époque soviétique, celles-ci ont été modernisées par milliers ces derniers mois à l’aide de « kits » de guidage qui leur permettent d’atteindre leur cible avec une meilleure précision. Difficiles à détecter, elles sont larguées par des avions hors de portée des défenses ukrainiennes.
« Il est presque impossible de les contrer, sauf à pouvoir repousser les avions qui les lâchent », note Yohann Michel, chercheur à l’Institut d’études de stratégie et de défense, à Lyon. L’ensemble des missiles de longue portée livrés ces derniers mois par les Occidentaux, comme les Scalp français, leur équivalent britannique les Storm Shadow, ou les ATACMS américains, ne permettent que des frappes au sol, rappelle le chercheur.
Nombre insuffisant
Les F-16 pourraient permettre de limiter ces attaques, « mais les avions qui doivent être envoyés aux Ukrainiens ne sont pas les plus modernes », reprend M. Tourret, de la FRS, soulignant les enjeux liés à la performance des radars. L’efficacité de l’avion dépendra aussi du système d’arme livré avec. « Cela va se jouer sur le type de missiles fourni. Le F-16 peut être équipé de dizaines de modèles différents », souligne Isabelle Dufour, directrice des études stratégiques à Eurocrise.
Face à une flotte russe relativement intacte, le nombre d’avions promis semble par ailleurs insuffisant. Selon les données compilées par l’International Institute for Strategic Studies, les Ukrainiens ne disposaient, début 2024, que de soixante-cinq appareils de combat, soit trois escadrons de combat. Les 95 avions F-16 promis par les alliés représentent cinq escadrons supplémentaires. Or, le Center for Strategic and International Studies, un centre de réflexion américain, estime, lui, qu’il en faudrait douze pour être efficace. Mi-mai, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, réclamait cent vingt à cent trente avions.
« Au sommet de l’OTAN, les Ukrainiens attendent des déclarations fortes, avec un coup d’accélérateur sur la coalition F-16 », reprend Yohann Michel. Tant que Kiev ne parviendra pas à une meilleure défense antiaérienne, l’Ukraine ne pourra pas, notamment, développer son industrie de défense, selon lui. « Sans protection aérienne, rien ne suit », ajoute-t-il.
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