Source: Le Monde
Boeing, en pleine crise, supprime 17 000 emplois
Le groupe en difficulté a reporté d’un an les livraisons de son 777X alors que la grève des employés continue
Arnaud Leparmentier
NEW YORK- correspondant
Dix-sept mille emplois supprimés, plus de 6 milliards de dollars (5,5 milliards d’euros) de pertes au troisième trimestre, report des livraisons des 777X au début de l’année 2026 : c’est la bombe lâchée, vendredi 11 octobre au soir, par Kelly Ortberg, le nouveau président-directeur général de Boeing, alors que l’entreprise s’enlise dans une grève interminable et est menacée de dégradation par les firmes de notation financière.
« Notre entreprise traverse une période difficile, et nombreux sont les défis auxquels nous sommes confrontés ensemble. La relance de notre entreprise nécessite des décisions dures à prendre et nous devrons procéder à des changements structurels », écrit M. Ortberg à ses employés, en leur annonçant des coupes claires dans les effectifs. « Nous devons repenser nos effectifs pour les adapter à notre réalité financière et à un ensemble de priorités plus ciblées.Au cours des prochains mois, nous prévoyons de réduire la taille totale de nos effectifs de près de 10 % », poursuit-il. Le groupe emploie dans le monde 170 000 salariés environ.
Il a également annoncé une provision de 5 milliards de dollars, qui concerne à la fois l’aviation civile (3 milliards) et la défense (2 milliards). La perte nette par action atteint 9,97 dollars, ce qui fait une perte d’environ 6,1 milliards de dollars pour le troisième trimestre.
Le PDG a, en outre, prévenu qu’il y aurait de nouveaux délais dans le programme des 777X, dont les premières livraisons n’interviendront pas avant le début de 2026. L’avion n’est toujours pas certifié et souffre d’un retard d’une dizaine d’années. L’entreprise arrêtera, en 2027, la production de son 767 cargo.
Ces annonces surviennent dans un contexte de grève des ouvriers dans le berceau historique de Seattle (Etat de Washington). Le mouvement a débuté le 13 septembre, lorsque les salariés ont refusé un accord négocié par leur syndicat avec la direction. L’arrêt de travail a conduit à l’immobilisation de la chaîne de production des avions 737 Max, 767 et 777. Depuis, des milliers d’employés ont été mis en chômage technique tandis que les sous-traitants, fournisseurs et prestataires du constructeur aéronautique s’efforcent de survivre à l’effondrement de leurs commandes.
Boeing avait durci le ton mardi 8 octobre, retirant une offre d’augmentation de salaire de 30 % sur quatre ans. « Poursuivre les négociations n’aurait pas de sens à ce stade », a déclaré la directrice de la division avions commerciaux de Boeing, Stephanie Pope, dans une note adressée aux employés, qualifiant les revendications du syndicat, qui représente 33 000 salariés de la Côte ouest, de « non négociables ». Jeudi, la direction a attaqué l’organisation de défense des droits des salariés devant le National Labor Relation Board (NLRB), l’organisme fédéral qui gère les conflits sociaux, estimant que le syndicat « négociait de mauvaise foi ».
« Le discours public du syndicat est trompeur et rend difficile la recherche d’une solution pour nos employés, a affirmé Boeing. Nous restons déterminés à trouver un compromis pour mettre fin à la grève. » Les travailleurs en grève réclament une augmentation de salaire de 40 % et le rétablissement d’un régime de retraite à prestations définies, supprimé en 2014. Ils sont durement frappés par l’envolée du coût de la vie dans la baie de Seattle. Ils avaient, eux aussi, attaqué la direction devant le NLRB.
Les difficultés concernent également la défense, Boeing ayant négocié des contrats à prix fixes, qui se révèlent ruineux avec l’inflation, l’envolée des coûts et la perturbation des chaînes d’approvisionnement qui a suivi la crise due au Covid-19.
Echec de la mission spatiale
Selon S&P Global Ratings, Boeing perd plus de 1 milliard de dollars par mois avec la grève. Les agences de notation ont prévenu que le groupe risquait de voir sa note financière dégradée. Pour l’éviter, l’entreprise, qui était endettée de plus de 58 milliards de dollars fin juin, envisagerait, selon l’agence Reuters, de lever des capitaux en émettant des actions ou des obligations convertibles pour des montants allant jusqu’à 10 milliards à 15 milliards de dollars.
L’avionneur, qui n’a pas fait de profits depuis 2018, a perdu plus de 25 milliards de dollars cumulés de 2019 à 2023, plombé par les deux accidents mortels de ses 737 Max et la découverte de procédures industrielles et de contrôle en déliquescence. La vrille a repris en début d’année après l’arrachage en plein vol d’une porte bouchon sur un vol d’Alaska Airlines.
L’humiliation a culminé cet été, avec l’audition calamiteuse, en juin, devant le Congrès, du prédécesseur de M. Ortberg, David Calhoun, et l’échec de la mission spatiale de Boeing : cette dernière a été jugée incapable de ramener sur Terre en sécurité deux astronautes envoyés sur la station spatiale internationale. Et la NASA a choisi de faire appel à la firme SpaceX d’Elon Musk.
L’affaire tourne à l’humiliation nationale mais n’a pas encore d’incidence politique sur l’élection présidentielle, le lieu du conflit, Seattle, se trouvant dans l’Etat de Washington, acquis sans aucun doute aux démocrates. Le comportement passé de Boeing, qui a poursuivi une stratégie financière aux dépens de la sécurité, ne lui vaut pas que des amis.
Il est sans cesse répété que Boeing, en duopole avec Airbus, est trop important pour tomber, (« too big to fail »). Le récit de l’effondrement des empires industriels américains raconte une autre histoire, nombre de géants d’hier ayant disparu, ayant été démantelés ou ayant pris une autre forme, tels General Electric, Kodak, IBM et tant d’autres.
Nul n’en doute, l’aéronautique américaine de Boeing survivra, mais le non-maintien de la firme sous sa forme actuelle finira par ne plus être une hypothèse si le redressement n’intervient pas.
https://www.avweb.com/aviation-news/boeing-announces-layoffs/?
Source: Le Monde
Boeing : une levée record pour éviter la faillite
Pour se renflouer, l’avionneur en difficulté annonce des mesures d’un montant total de 35 milliards de dollars
Guy Dutheil
Et Jean-Michel Bezat
Des difficultés techniques sur les 737 MAX et sur le long-courrier 777X, des à-coups dans la chaîne d’approvisionnement, des déboires dans le spatial, des contrats de défense ruineux, un retard de plusieurs années dans la livraison des deux 747-8 Air Force One présidentiels, une dette de 58 milliards de dollars (53 milliards d’euros) et une grève sans précédent depuis celle de 2008 : Boeing traverse la plus dangereuse zone de turbulences depuis sa création, en 1916. Et il court désormais après les liquidités – sans que sa survie soit vraiment en jeu.
Après avoir annoncé, vendredi 11 octobre, la suppression de 17 000 emplois (10 % de ses effectifs), l’avionneur américain a annoncé, mardi 15 octobre, qu’il va lever jusqu’à 25 milliards de dollars (dette, capital) pour se donner « de la flexibilité » et « soutenir le bilan de la société sur une période de trois ans ». A cela s’ajoutera une ligne de crédit de 10 milliards de dollars souscrite auprès de Citigroup, Goldman Sachs, Bank of America et J.P. Morgan Chase. De quoi rassurer un peu Wall Street (le titre a perdu 42 % depuis le 1er janvier) qui s’attend, le 23 octobre, à la publication de mauvais résultats au troisième trimestre.
Le nouveau PDG de Boeing, Kelly Ortberg, en fonctions depuis août après l’éviction accélérée de Dave Calhoun, a une urgence sociale : trouver une issue à la grève, depuis le 13 septembre, des 33 000 salariés des usines d’Everett et de Renton (Washington), qui assemblent notamment des 777, des 787 Dreamliner et des 737. Suivie par une écrasante majorité des salariés, qui réclament des hausses de salaires de 40 %, elle entre dans son deuxième mois et a déjà coûté quelque 3 milliards de dollars.
Facture des deux crashs
Les difficultés de Boeing ont commencé bien avant avec les deux accidents successifs de son nouveau moyen-courrier 737 MAX, en octobre 2018 et mars 2019, qui avaient causé la mort des 346 passagers et membres d’équipage. « Tout a démarré, au tournant des années 2000, quand Boeing a vu arriver Airbus comme un véritable concurrent », explique un ex-patron de l’aéronautique, sous le couvert de l’anonymat. Jusqu’alors, l’avionneur de Seattle, qui avait racheté son concurrent américain McDonnell Douglas en 1996, se croyait sans vrai rival. Et il s’est lancé dans une politique où la rentabilité l’emportait sur la sécurité.
Pour garder son leadership, Boeing a aussi décidé d’abandonner une production intégrée pour copier le modèle plus éclaté d’Airbus. « Il a cassé son modèle, vendu des usines pour fabriquer son long-courrier 787 Dreamliner. Et ça n’a pas marché ! », se souvient l’ancien capitaine d’industrie.
Ses problèmes ont continué « quand Boeing a été incapable de décider de lancer un successeur au 737, conçu dans les années 1960, ou de le remotoriser », note-t-il. « Il a fallu qu’American Airlines dise au constructeur : “Nous avons commandé 150 Airbus A320neo. Si vous ne vous décidez pas dans les quarante-huit heures, nous en commandons 150 de plus” », se remémore encore le dirigeant. Mais, poursuit-il, « la plus grosse erreur de Boeing a été de suivre l’exemple d’Airbus et de remotoriser son 737, alors que son avion n’avait plus de potentiel d’évolution ».
Il y a bien sûr la facture des deux crashs, qui se chiffre déjà en milliards de dollars, alors que les familles en réclament 24,8 milliards, bien plus que s’il avait lancé un successeur au 737. Il y a aussi les retombées de la pandémie de Covid-19. Alors que ses avions interdits de vol ou impossibles à livrer s’entassaient par centaines sur des parkings, Boeing a supprimé jusqu’à 30 000 postes, se retrouvant fort dépourvu quand l’activité est repartie. Outre ses difficultés à recruter, il a dû surmonter une perte de compétences chez ses nouvelles recrues. La production ne tourne plus à plein régime : il espère sortir trente-huit 737 MAX chaque mois d’ici à fin 2024, loin des 59 exemplaires avant la pandémie.
Une autre division, longtemps rentable, est à la peine malgré le réarmement général de la planète : Defense, Space & Security. Des avions ne trouvent pas preneur à l’export, comme le ravitailleur KC-46. Elle traîne le poids financier de contrats à prix fixes, signés avec le Pentagone, qui font porter à Boeing le risque d’une dérive de l’inflation et des coûts des programmes. Il a encore dû annoncer une perte de 2 milliards de dollars sur plusieurs programmes entre juillet et septembre.
A sa tête depuis mars 2022, Ted Colbert a été remercié mi-septembre. Explication de M. Ortberg : il faut « restaurer la confiance des clients et répondre aux standards élevés » fixés par les gouvernements et leurs armées. Ce qui vaut aussi pour l’activité spatiale. Son vaisseau Starliner, qui avait acheminé Barry Wilmore et Sunita Williams jusqu’à la Station spatiale internationale début juin pour un séjour de huit jours, a été incapable de les ramener sur la Terre en raison de défaillances techniques. Et c’est le concurrent SpaceX d’Elon Musk qui devrait le faire… en février seulement !
Un duopole dominant
Sans doute Boeing est-il « too big to fail » (« trop grand pour faire faillite »). Jamais le gouvernement fédéral ne laissera tomber une entreprise aussi stratégique, qui emploie 170 000 salariés. Numéro quatre de l’industrie mondiale de la défense, derrière ses compatriotes Lockeed Martin, RTX (ex-Raytheon Technologies) et Northrop Grumman, l’industriel a livré des appareils aussi stratégiques pour les Etats-Unis et leurs alliés que les bombardiers B-52, les hélicoptères Chinook et Apache ou les chasseurs bombardiers F-15 et F/A-18.
Il occupe aussi une telle position sur le marché aéronautique, derrière le leader européen Airbus, que l’arrêt de son activité n’est pas envisageable. Surtout au moment où les compagnies aériennes n’ont jamais commandé autant d’avions pour répondre à la fois à une forte demande des transporteurs aériens et à l’obligation de décarboner leur flotte.
Le duopole Airbus-Boeing continuera de dominer le secteur. Les quelques Tupolev Tu-214 que la Russie prétend exporter ne changeront pas la donne. Ni le C919 chinois, bien plus moderne que l’aéronef russe, et plein de composants étrangers, notamment les moteurs de la coentreprise Safran-General Electric. Un millier de ce court-moyen-courrier de 170-190 sièges ont certes été commandés à l’avionneur Comac, surtout par des compagnies chinoises. Mais c’est six fois moins que les 737 MAX et dix fois moins que les A320neo d’Airbus.