Source: Le Monde
Les smartphones, des outils inattendus pour mesurer l’état de l’ionosphère
AéronomieLes puces GPS des téléphones peuvent compléter les observations des satellites
David Larousserie
Ala fin de cette lecture, vous ne regarderez plus les smartphones de la même manière. Avec leurs capteurs de mouvement, on les savait capables de mesurer les tremblements de terre. Avec leurs lentilles photographiques, ils se transforment en microscopes. Certains parlent même de « smartphonique » pour désigner toutes les expériences, optiques, magnétiques, mécaniques réalisables avec ces appareils.
Désormais, grâce à une équipe de Google en Californie, associée aux universités Harvard et du Colorado, on apprend, dans Nature du 13 novembre, qu’ils peuvent aussi servir à voir ce qui se passe au-dessus de nos têtes, à des centaines de kilomètres d’altitude, dans l’ionosphère. Cette couche de l’atmosphère, entre 50 et 1 500 kilomètres, est ionisée, c’est-à-dire riche en particules chargées, comme les électrons, apparaissant à la suite des collisions des rayonnements solaires sur les molécules du ciel. Elle aide les ondes radio à traverser de grandes distances et est le siège des magnifiques aurores boréales. Bon nombre de satellites y circulent.
Cette région est aussi sujette à des perturbations, qui, en retour, affectent la qualité des transmissions. Les 3 et 4 février 2022, trente-huit satellites de la constellation Starlink de la société SpaceX ont été perdus à cause d’un surplus d’électrons apportés par un vent solaire. Le 18 novembre 2023, l’explosion à 149 kilomètres d’altitude du lanceur Starship de la même entreprise a « troué » l’ionosphère pendant une heure. Le 15 janvier 2022, l’éruption du volcan sous-marin Hunga Tonga (Tonga) dépouillait pendant un temps une zone de l’ionosphère de ses électrons.
Pour suivre ces aléas aux conséquences non négligeables, les terriens disposent de satellites et de 9 000 stations au sol captant les signaux des satellites de localisation (GPS, Galileo, Glonass…). Ces derniers ont, en effet, besoin de connaître l’état de l’ionosphère entre la station et le satellite pour permettre une localisation précise. Car les particules peuvent retarder le signal et donc rendre plus incertaine cette position. Quelques centaines de nanosecondes en moins se transforment en dizaines de mètres d’erreur au sol… En permanence, ces stations estiment l’état de l’atmosphère et permettent de compenser les défauts créés par ses humeurs.
Améliorer la localisation
Mais la couverture du globe n’est pas complète. D’où l’idée de se servir des smartphones qui sont dotés de puces GPS pour faire ces mesures partout et facilement. Elle repose sur deux atouts. Le premier est que les puces modernes utilisent au moins deux fréquences, qui ne sont pas affectées de la même manière par les perturbations de l’ionosphère. La concentration en électrons est évaluée en comparant les temps d’arrivée de ces deux signaux.
Second atout, l’union fait la force. Les capteurs des téléphones sont cent fois moins performants que ceux des stations au sol, mais, en partant de l’hypothèse que les appareils sous la même couche atmosphérique sont perturbés de la même façon, la quantité compensera. Google, qui développe le système d’exploitation Android équipant la majorité des smartphones, est bien placé pour profiter de cette masse d’information. Pour cet article, leur corpus correspond aux données de 40 millions de téléphones par jour.
Et ça marche ! Alors que chaque téléphone fournit des résultats très variables, leur moyenne est très proche des valeurs au sol. Le système reproduit les variations nocturnes et diurnes et présente un pic d’électrons en début d’après-midi, comme observé.
Le 10 mai, pendant la tempête solaire, riche d’aurores boréales et de perturbations des communications, la carte de l’ionosphère tirée des smartphones est semblable à celle prise par la mission GOLD de la NASA. « Quatorze pour cent de l’ionosphère est mesurée par les stations au sol, tandis que 21 % l’est par les smartphones seulement, et 28 % en utilisant les deux systèmes », précise l’article de Nature, qui ajoute que les données ont été anonymisées et réunies dans des cellules au sol de 10 kilomètres de côté. En outre, les informations tirées des smartphones sont meilleures que celles calculées par un modèle simple, installé aujourd’hui sur les téléphones. D’ailleurs, l’objectif initial de l’équipe de Google était d’améliorer la précision de la localisation des systèmes Android.
« Nous avions eu cette idée en 2021 et avions lancé une application appelée “Camaliot”, explique Benedikt Soja, chercheur à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (Suisse). Google a évidemment bien plus de données que nous. Les analyses statistiques sont classiques, mais l’équipe tire profit de son savoir-faire dans le traitement de grandes masses de données. Cela montre que la quantité est pertinente. » Avec son projet, à plus petite échelle, il a quand même démontré, en juillet, qu’il est possible de prévoir l’effet sur les signaux des satellites de localisation de la vapeur d’eau présente dans la troposphère (en dessous de 20 kilomètres) à 10 millimètres près, avec seulement une dizaine de téléphones dans la zone. De quoi aider à la prévision des précipitations. Plutôt smart, les téléphones, finalement.