Source: Le Monde
Les activités spatiales menacent-elles la haute atmosphère ?
Depuis une dizaine d’années, l’espace est encombré par un nombre croissant d’engins envoyés sur orbite. Ces objets, qui finissent par se désintégrer en retombant sur Terre, risquent d’endommager la haute atmosphère par leurs émissions polluantes
Pierre Barthélémy
SpaceX lance son cinquième essai en vol de la fusée Starship depuis le complexe de lancement 1 de la base stellaire de Boca Chica, au Texas, le 13 octobre. UPI/NEWSCOM/SIPA
A se focaliser sur les spectaculaires vols d’essai du Starship – la fusée géante de SpaceX –, sur la petite poignée de vols habités qui ponctuent, chaque année, la vie de la Station spatiale internationale ou bien sur les rares sondes scientifiques qui partent explorer le Système solaire, on pourrait croire que s’arracher à la Terre reste une activité exceptionnelle. Ce serait oublier que le secteur spatial est, depuis quelques années, pris d’une frénésie de mises en orbite de satellites et que des lancements ont désormais lieu presque tous les jours. Deux cent onze décollages réussis en 2023, un record qui sera battu en 2024.
« Au cours de la dernière décennie, décrit Stijn Lemmens, expert ès débris spatiaux à l’Agence spatiale européenne (ESA), les activités spatiales ont connu une croissance exponentielle. » Une évolution due, en grande partie, à Elon Musk qui a non seulement imposé le concept de fusée réutilisable, mais a aussi commencé à déployer sa mégaconstellation de satellites Starlink, lesquels fournissent de l’Internet depuis l’espace. Un programme en voie d’être imité par d’autres acteurs, privés comme Amazon ou étatiques puisque la Chine et l’Union européenne désirent aussi leur mégaconstellation.
Résultat : « Au cours des trois dernières années, nous avons observé plus de lancements de satellites qu’au cours des soixante années précédentes, observe Stijn Lemmens. Aujourd’hui, le nombre annuel de satellites mis en orbite se compte en milliers, avec plus de 2 400 objets en 2023, et cette tendance devrait se poursuivre. Au cours de la prochaine décennie, nous prévoyons un afflux sur l’orbite terrestre basse qui pourrait s’élever à plusieurs dizaines de milliers de satellites. »
Jusqu’à présent, la principale inquiétude que suscitait cette prolifération tenait au risque de collision entre engins. Cependant, des études scientifiques publiées çà et là depuis 2020 ont identifié une nouvelle menace, insidieuse : une perturbation grave de la haute atmosphère et en particulier de la couche d’ozone stratosphérique. Celle-ci, qui joue un rôle protecteur pour la vie sur Terre en absorbant les ultraviolets nocifs émis par le Soleil, se remet à peine d’une destruction partielle due à nos émissions de substances chimiques, les chlorofluorocarbures.
Ironiquement, c’est en s’efforçant d’être propres, en voulant nettoyer l’orbite basse, que les acteurs du spatial risquent de polluer et d’endommager la haute atmosphère. Les règles de bonne conduite les obligent, en effet, à désorbiter les satellites en fin de vie pour ne pas qu’ils se transforment en déchets de l’espace. Les opérateurs laissent donc leurs machines redescendre vers la Terre. Se frottant à très grande vitesse sur les couches supérieures de l’atmosphère, elles s’y vaporisent pour tout ou partie. En 2023, environ 700 satellites et 200 étages supérieurs de fusées ont ainsi terminé leur voyage céleste.
« Nous n’en sommes qu’au début »
Ces chiffres vont augmenter rapidement. Les satellites Starlink, qui ont commencé à être mis sur orbite en 2019 – environ 7 000 l’ont été depuis et la constellation pourrait, à terme, dépasser les 40 000 engins – ont une durée de vie d’environ cinq ans : tels des fruits trop mûrs, ils retomberont bientôt par centaines. « Nous n’en sommes qu’au début de la rentrée régulière de ces objets dans l’atmosphère », anticipe Leonard Schulz, spécialiste de physique spatiale à l’université de Brunswick (Allemagne) et premier auteur d’une étude publiée en 2021 sur le sujet.
Le scénario le plus probable qui y était présenté, et « qui pourrait correspondre à ce que nous aurons dans les dix prochaines années, prévoit la rentrée de près de 4 000 satellites – avec les étages des fusées – chaque année, ajoute-t-il. Cela équivaudrait alors à 2 700 tonnes de matériaux rentrant dans l’atmosphère tous les ans. »
Si la désintégration annuelle de quelques satellites pouvait autrefois sembler anecdotique, l’injection de milliers de tonnes de métaux dans la haute atmosphère – soit plus que l’apport métallique provenant des astéroïdes – n’apparaît plus chose bénigne aux yeux des experts. Car désintégration ne signifie pas disparition. Pour reprendre la fameuse citation attribuée au père de la chimie moderne, Antoine Lavoisier (1743-1794) : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. » De la combustion des satellites résulte l’apparition de particules métalliques, essentiellement de l’aluminium, très utilisé dans l’industrie spatiale, et, dans une moindre mesure, du fer et du cuivre. Formées dans la mésosphère, entre 50 et 90 kilomètres d’altitude, ces particules finissent par retomber à l’étage inférieur, la stratosphère, où se trouve la couche d’ozone.
Dans une étude publiée en 2023, une équipe américaine explique avoir fait des prélèvements à plus de 18 000 mètres d’altitude grâce à un des trois WB-57 dont dispose la NASA, d’anciens avions militaires de reconnaissance reconvertis en avions de recherche. Ces scientifiques ont constaté avec surprise que 10 % des aérosols prélevés dans la stratosphère contenaient des métaux provenant de la combustion d’engins spatiaux.
Or, « certains de ces métaux pourraient agir comme catalyseurs de réactions chimiques dans la stratosphère », prévient Daniel Murphy, chercheur à la National Oceanic and Atmospheric Administration américaine, et premier auteur de cette étude. L’alumine, un oxyde d’aluminium, a la capacité de provoquer une réaction chimique conduisant à la destruction de l’ozone par des composés chlorés. Par ailleurs, les particules métalliques peuvent aussi se retrouver « enrobées » dans des gouttelettes d’acide sulfurique présentes dans la stratosphère, « ce qui pourrait modifier la formation des nuages stratosphériques polaires qui sont impliqués dans la formation du trou de la couche d’ozone », complète Daniel Murphy.
Les suies aussi inquiètent les chercheurs
Celui-ci s’exprime au conditionnel car, si ces effets délétères des rentrées atmosphériques d’engins spatiaux sont possibles, en théorie, ils n’ont pas encore été mesurés : « Ils peuvent être importants ou insignifiants, ajoute-t-il. Pour moi, le problème est que nous introduisons des quantités de plus en plus importantes de matériaux dans la haute atmosphère, sans en comprendre l’impact. » Même son de cloche chez le Français Loïs Miraux, qui travaille sur les retombées environnementales des activités spatiales : « Ces effets n’ont pas été quantifiés à ce jour et c’est inquiétant étant donné la croissance importante du nombre de satellites à laquelle on assiste. » Il n’est d’ailleurs pas exclu que lesdits effets se manifestent avec un gros décalage temporel, car la descente des nanoparticules métalliques depuis la mésosphère jusqu’à la couche d’ozone pourrait prendre jusqu’à trente ans…
La désintégration des satellites ne constitue pas le seul risque que le spatial fait peser sur la haute atmosphère et, par ricochet, sur la biosphère qui se trouve dessous. Les fusées, aussi, posent des problèmes, leurs moteurs relâchant quantité de molécules qui sont loin d’être anodines. « L’effet d’une substance va varier drastiquement suivant l’altitude à laquelle elle est émise, précise Loïs Miraux. Dans la stratosphère, l’effet, par exemple, de la vapeur d’eau sera décuplé avec un temps de résidence beaucoup plus long. »
Ce sont surtout les suies, produites par la combustion incomplète des hydrocarbures utilisés dans certaines fusées, qui inquiètent les chercheurs. « Elles peuvent avoir un impact important car elles vont absorber le rayonnement solaire et réchauffer la stratosphère, ce qui jouera sur la vapeur d’eau et sur la chimie de l’ozone », explique le climatologue britannique Gavin Schmidt, directeur du Goddard Institute for Space Studies de la NASA.
En séjournant plusieurs années dans la haute atmosphère, ces agrégats carbonés ont tout le temps d’exercer leur pouvoir réchauffant et perturbateur du climat, notamment en modifiant les processus de formation des nuages. A haute altitude, « 1 kilo de suies est 500 fois plus efficace pour réchauffer l’atmosphère qu’au niveau du sol ou à l’altitude où volent les avions », indique Loïs Miraux. Si on ajoute à cela le fait que, pour la même quantité de carburant brûlé, un moteur de fusée émet bien plus de suies qu’un moteur d’avion, on comprend le bilan stupéfiant que donne le chercheur français : « L’impact climatique du secteur spatial vaut un dixième de celui de l’aviation alors qu’il brûle dix mille fois moins de carburant qu’elle. »
On n’est en revanche pas surpris d’apprendre que SpaceX est le plus gros pollueur du secteur, d’une part parce qu’il domine outrageusement le marché des lanceurs, mais aussi parce que sa fusée fétiche, la Falcon-9, fonctionne au kérosène, qui est le pire des précurseurs de suies. Le Starship, qui est appelé à lui succéder avec des capacités et des cadences de tir encore plus importantes, brûle quant à lui du méthane. « On s’attend à ce que cela produise moins de suies, estime Loïs Miraux, mais on n’a pas encore de quantification pour cet aspect. »
Le spatial injecte désormais des quantités de plus en plus importantes de diverses substances dans la haute atmosphère et les spécialistes tirent donc le signal d’alarme. Est-il pour autant entendu par les industriels et par les agences ? « Ces questions, en particulier celle des métaux issus de la rentrée atmosphérique, sont si récentes que les agences spatiales commencent à peine à y répondre », dit Daniel Murphy.
« Dernièrement, on a beaucoup travaillé sur les émissions des lanceurs, on a beaucoup parlé d’écoconception des satellites, retrace Lionel Suchet, directeur général délégué du Centre national d’études spatiales (CNES). Dans cette prise de conscience, on est aussi arrivé au sujet des rentrées atmosphériques, de l’alumine et des suies. Est-ce problématique ? On ne sait pas. C’est pour cette raison que le CNES finance une thèse sur ce sujet car on se doit d’être expert en cette matière. »
Les agences spatiales dans l’embarras
Les spécialistes que nous avons interrogés restent tous prudents, à l’image de Stijn Lemmens : « A l’heure actuelle, les connaissances sur la chimie et les processus impliqués sont trop lacunaires pour que l’on puisse tirer des conclusions définitives. » « Nous avons besoin de données réelles provenant à la fois de tests au sol et de campagnes de vol pour améliorer nos capacités de modélisation », insiste Adam Mitchell, ingénieur en évaluation des matériaux et des processus à l’ESA. Ce dernier a organisé, en janvier, une journée d’études rassemblant la plupart des experts mondiaux en la matière. Quant à la NASA, « elle commence à développer un nouvel effort en matière de durabilité de l’espace », répond Gavin Schmidt.
Les agences ne masquent pas un certain embarras, prises en tenaille par des injonctions contradictoires : d’un côté nettoyer les orbites pour pouvoir continuer à profiter des services rendus par le spatial, de l’autre ne pas porter atteinte à la haute atmosphère. Mais, en l’absence de réponse scientifique claire sur le second point, aucune réglementation ne peut se mettre en place, sans compter qu’il serait très compliqué de l’imposer à tous les acteurs. « Si on était sérieux, on ferait un moratoire jusqu’à ce qu’on ait les informations, lance Loïs Miraux. Malheureusement, les enjeux économiques et géopolitiques sont tels que c’est impossible. »
Faute de pouvoir appliquer le principe de précaution, certains spécialistes, comme Leonard Schulz, évoquent l’idée de limiter le nombre de lancements de satellites : « La question qui se pose est la suivante : avons-nous vraiment besoin de dix constellations différentes ? Pensez à la canalisation d’eau qui arrive à votre domicile. Bien que vous puissiez choisir parmi plusieurs fournisseurs d’eau différents, le tuyau est toujours le même. Il pourrait en être de même pour les infrastructures spatiales spécifiques, qui devraient être partagées entre plusieurs fournisseurs. » De cette manière, les lancements et le nombre de satellites mis en orbite seraient drastiquement réduits. « Cependant, ajoute Leonard Schulz, dans le climat géopolitique actuel, un tel partage est peu probable. »
Surtout quand on voit l’importance que prend Elon Musk, le patron de SpaceX et de Starlink, dans le paysage politique américain, et quand on sait sa volonté affichée de tailler dans l’administration et de simplifier la réglementation. Un de ses tout premiers tweets après la réélection de Donald Trump montrait le décollage d’un surpuissant Starship avec cette légende : « L’avenir sera fantastique. »