Safran en lice pour motoriser les futurs avions de chasse indiens
En concurrence avec General Electric et Rolls-Royce, le français propose sa technologie pour le chasseur indien de cinquième génération
Jean-Michel Bezat (source Le Monde)
Ils sont trois sur la piste de décollage, pour un contrat dont la portée est aussi géopolitique qu’industrielle. Le français Safran, l’américain GE Aerospace et le britannique Rolls-Royce se disputent un partenariat capital avec l’Inde pour la conception, le développement et la fabrication sur place d’un puissant moteur d’avion de chasse. Développer un tel réacteur nécessite une compétence de plusieurs décennies que seuls détiennent les Etats-Unis, la France, le Royaume-Uni, la Russie et, désormais, la Chine.
Malgré de lourds investissements publics et privés, des efforts en matière de recherche et développement et des tests de prototypes déployés depuis le début des années 1990, l’Inde a échoué dans la mise au point de son modèle Kaveri, contrariant la volonté d’« autosuffisance » de son premier ministre, Narendra Modi. Or l’enjeu est considérable pour le sous-continent : codévelopper le moteur équipant son avion de cinquième génération, l’Advanced Medium Combat Aircraft, que l’armée de l’air veut mettre en service au milieu de la décennie 2030. Le temps presse d’autant plus que le grand voisin chinois a plus de dix ans d’avance, comme le prouve la première démonstration en vol, mi-novembre 2024, de son avion de combat furtif J-35.
Safran a remis une offre, au printemps 2023, sur laquelle planchent le ministère de la défense indien, son agence de recherche et le groupe public Hindustan Aeronautics Limited (HAL). Le marché porte sur des centaines de moteurs. « Concevoir, développer et fabriquer un moteur est très différent de le produire simplement sur son sol, fait remarquer Philippe Errera, le directeur international et relations institutionnelles du groupe français. Safran propose d’apprendre à maîtriser toutes ces étapes, ainsi que de transférer les technologies-clés. » A partir de là, « l’Inde pourra devenir souveraine dans le domaine de la motorisation d’aéronefs militaires », souligne-t-il.
Le diplomate de carrière, ex-directeur des affaires stratégiques du ministère de la défense, ajoute que « Safran est le seul à proposer la capacité technologique et à garantir politiquement ces transferts de technologie, car ils ont été validés au sommet de l’Etat. Le président de la République, Emmanuel Macron, en a parlé à Narendra Modi ». Dans un contrat aussi stratégique pour le pays client, celui-ci doit être assuré de la constance de l’engagement politique du pays fournisseur, et un changement de majorité en France fait courir un risque limité, même s’il n’est pas nul.
Partenariat stratégique
Les processus de décision sont longs et complexes en Inde. Refusant toute alliance militaire avec d’autres pays et jaloux de son « autonomie stratégique », l’Etat est devenu le premier acheteur d’armes au monde entre 2019 et 2023, devant l’Arabie saoudite. Ces transferts de technologie auraient été plus difficiles il y a quelques années. « La base industrielle et technologique de défense indienne a fait des progrès, ce qui rend notre proposition réaliste », dans le cadre du Make in India promu par M. Modi, note M. Errera.
Historiquement, ses armées sont équipées de nombreux matériels russes. Mais la France, signataire d’un partenariat stratégique, arrive juste derrière et loin devant les Etats-Unis. Safran a de nombreux atouts. Il emploie en Inde plus de 2 000 salariés sur 17 sites. Et fournit les trains d’atterrissage et les moteurs des Rafale de Dassault Aviation, qui doit finaliser rapidement la vente de 26 Rafale Marine. L’ex-Snecma reste le premier fournisseur de moteurs d’hélicoptères, et la coentreprise franco-indienne Safhal (entre Safran Helicopter Engines et HAL) a signé avec HAL, fin août 2024, un nouvel accord pour développer un moteur de forte puissance qui équipera des aéronefs de 13 tonnes.
Dans le domaine civil, le groupe a annoncé l’ouverture, en 2025, à Hyderabad, d’un centre de maintenance des moteurs Leap équipant les moyen-courriers Airbus A320 et Boeing 737 MAX. Et ses dirigeants n’hésitent pas à jouer sur la corde politique. « Nous sommes restés à vos côtés contre vents et marées », rappelait fin 2024 Ross McInnes, président de Safran. Une allusion au refus de Paris de condamner les essais nucléaires indiens de 1998, contrairement à Washington.
Rolls-Royce a aussi l’intention de transférer les droits de propriété intellectuelle aux Indiens. C’est ce qu’a promis, en 2024, son vice-président, Alex Zino, y compris pour des exportations ultérieures. Mais Rolls-Royce et BAE Systems pourraient être handicapés par les poursuites judiciaires en Inde pour des faits de corruption lors de la vente d’avions d’entraînement Hawk.
L’offre de GE Aerospace, elle, est réduite en matière de transferts de technologie, les Etats-Unis se montrant vigilants à l’extrême dès qu’il s’agit d’équipements de pointe : en 2019, sous le premier mandat de Donald Trump, ils avaient suspendu leur coopération sur ces moteurs. Aujourd’hui, New Delhi suscite encore leur inquiétude en entretenant de bonnes relations avec la Russie et l’Iran. L’élection de M. Trump peut entraver les ambitions de GE, alors que le président élu menace de 100 % de droits de douane les pays des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), dont l’Inde. Une hypothèque politique inexistante en France, où le feu vert ne vient que de l’Elysée.
« On assiste à un matraquage américain ; la France n’a pas les mêmes ressources pour occuper le terrain », explique toutefois une source proche du dossier, qui constate la valse des délégations du département d’Eta