Aviation commerciale: “Comment Airbus a supplanté Boeing”

Comment Airbus a supplanté Boeing

Journal Le Monde du 25/09/2021

Guy Dutheil (Service Économie) ANALYSE

C’est en 2019 que le slogan « If it is not Boeing, I am not going ! » a commencé de perdre beaucoup de sa pertinence. Cette année-là, Airbus est devenu le premier constructeur aéronautique mondial. Avec 863 appareils livrés à ses compagnies clientes, l’avionneur européen a largement devancé son rival américain, repoussé loin derrière, avec seulement 345 livraisons. Les résultats du constructeur de Seattle avaient été largement affectés par la crise de son moyen-courrier 737 MAX, cloué au sol pendant près de vingt mois après deux catastrophes aériennes qui ont coûté la vie à 346 passagers et membres d’équipage. L’accession d’Airbus au titre de numéro un est passée largement inaperçue.

Le changement de leader a été éclipsé par les difficultés de Boeing, puis par la crise due au Covid-19. La discrétion et le triomphe très modeste d’Airbus ont aussi joué leur rôle. « Nous voulons rester humbles », concède Guillaume Faury, PDG d’Airbus. Ce dernier « ne veut pas que le groupe se repose sur ses lauriers ». Chez d’autres cadres dirigeants, la fierté d’être devenu le numéro un affleure derrière l’humilité. « Il y a cinquante ans, Airbus était une société qui faisait marrer Boeing. Pour eux, un groupe fondé par des Etats [la France et l’Allemagne], ce n’était pas sérieux », rappelle l’un d’eux.

Domination de longue date

L’avènement d’Airbus ne doit pourtant rien au hasard. L’essor de l’avionneur européen s’inscrit dans la durée. Il démarre au tournant des années 2010. Au moment où la Chine, qui tente depuis longtemps de prendre sa place aux côtés d’Airbus et de Boeing, passe commande à CFM, la coentreprise du tandem franco-américain Safran-General Electric, d’un moteur pour son futur avion moyen-courrier, le C919.

A l’époque, la nouvelle claque comme un coup de tonnerre dans un ciel d’azur. Elle vient briser le ronron de la concurrence raisonnée à laquelle se livraient alors l’avionneur d’outre-Atlantique et son outsider européen. Boeing caracolait en tête des commandes et des livraisons tandis qu’Airbus s’employait à agrandir sa gamme d’appareils.

Piqué au vif par l’initiative de Pékin, Airbus est le premier à réagir. Plutôt que de lancer un nouvel appareil, il fait le choix de commander un moteur moins gourmand en carburant pour la nouvelle génération de son moyen-courrier qui deviendra l’A320 Neo. Boeing est plus long à réagir. On peut le comprendre : à l’époque, l’avionneur américain est le leader mondial incontesté de l’aéronautique. Une domination de longue date.

Fondé en 1916, il a bâti sa réputation et sa fortune sur la production de gros-porteurs avec notamment son best-seller, le 747. Boeing est presque totalement focalisé sur la production de long-courriers, les avions les plus rentables. Alors qu’un A320 est commercialisé au prix du catalogue, autour de 100 millions de dollars (environ 85 millions d’euros), un Boeing 787 Dreamliner vaut, selon les versions, entre deux et trois fois plus cher.

Calé sur son créneau historique du long-courrier, engagé dans une course effrénée à la rentabilité, l’avionneur de Seattle ne semble pas prendre la mesure du développement des compagnies à bas coût. Des transporteurs qui ont fait du moyen-courrier leur cœur de métier. Ce n’est que de longs mois après Airbus que Boeing se décide à commander un moteur moins gourmand en carburant pour son prochain moyen-courrier. Comme l’avionneur européen, il fait le choix de la solution la plus rapide et la moins dispendieuse. Plutôt que de lancer la conception et la production d’un nouvel avion − un investissement d’une dizaine de milliards de dollars −, il opte pour une nouvelle motorisation de son vieux 737. « La version de trop », pour nombre de spécialistes.

Au contraire de l’A320, lancé dans les années 1980, la conception du 737 date des années 1960. Elle n’est pas adaptée au nouveau moteur Leap, produit par CFM. Celui-ci, trop volumineux, doit être déplacé à l’avant des ailes. Un design qui obligera Boeing à déployer de subtils logiciels informatiques pour faire voler le 737 MAX. Notamment pour contrecarrer la tendance naturelle de l’appareil à relever son nez à cause de la position très avancée de ses moteurs.

Couteau suisse

Parti avant Boeing avec un appareil plus moderne et surtout déclinable en plusieurs versions, Airbus fait la course en tête. Alors que les deux constructeurs se sont longtemps partagé le marché, cette fois l’A320 Neo prend largement l’avantage sur le 737 MAX. Depuis la fin 2020, la part de marché du Neo atteint 60 % contre 40 % à son rival américain. Il n’est pas près d’être comblé.« A l’avenir, la part de marché d’Airbus restera à 60 % en termes de livraisons, car l’écart s’est creusé par rapport à Boeing », estime Stéphane Albernhe, PDG du cabinet de conseils Archery Strategy Consulting. Selon les chiffres arrêtés fin août, 6 300 appareils doivent encore sortir des chaînes de l’avionneur européen, soit sept à huit années de production garantie. Du côté de Boeing, le carnet de commandes est moins fourni, avec 3 314 appareils. Pire : l’américain se voit désormais sévèrement concurrencé sur son créneau historique des gros-porteurs. 

L’A321 est en passe de devenir le couteau suisse du transport aérien. Avec les coûts d’un moyen-courrier et les performances d’un long-courrier, il connaît un grand succès auprès des compagnies aériennes. Sans parler du gros-porteur A350, qui a tout de suite trouvé son marché. A l’inverse, Boeing semble jouer de malchance. Perturbé par des ennuis techniques depuis son lancement en 2009, le 787 Dreamliner n’est, semble-t-il, jamais parvenu à la rentabilité. Le futur gros-porteur 777X démarre du mauvais pied. Au moment précis où, crise du Covid-19 oblige, le secteur du long-courrier est à l’arrêt.–