Noema, le plateau de Bure et la radioastronomie millimétrique

Un plateau familier aux avions et ULM basés à Gap-Tallard ou Aspres

Source: Le Monde du 28/09/22

Dans les Alpes, Noema scrute l’Univers froid

AstronomieLes douze paraboles du plateau de Bure constituent le plus grand radiotélescope millimétrique de l’hémisphère Nord

Pierre Barthélémy (Envoyé Spécial)

PLATEAU DE BURE (HAUTES-ALPES) -envoyé spécial

Noema, ça se mérite. Acronyme de Northern Extended Millimeter Array, Noema est le plus puissant observatoire de l’hémisphère Nord dans le domaine de la radioastronomie millimétrique, celle où les longueurs d’onde observées sont de l’ordre du millimètre. Et pour bénéficier d’un ciel le plus pur possible, celui où se font le moins sentir les turbulences de l’atmosphère, cette installation est perchée à plus de 2 500 mètres d’altitude, dans le massif alpin du Dévoluy. Plus précisément sur cette table sommitale qu’est le plateau de Bure.

Pour y accéder, il faut d’abord se rendre à la station de ski de SuperDévoluy, puis, à bord d’un 4 × 4, remonter les pistes le long des pylônes de télésièges, bâchés et immobiles en cette saison. Enfin, quand le sentier s’arrête, les choses sérieuses débutent. Là où les véhicules ne passent plus, ne reste plus que la force des jambes, dans un environnement minéral où les derniers arbres rachitiques renoncent à s’accrocher au flanc de la montagne. Au milieu de nappes d’éboulis clairs s’élève un sentier rocailleux dont la pente, par moments, flirte avec de pénibles 40 %, alors même que la raréfaction de l’oxygène commence à se faire sentir. Oui, Noema, ça se mérite.

Observation de détails fins

Mais, lorsque le dernier pierrier est passé, quand à bout de souffle on pose enfin le pied sur le plateau, sur cette mer de caillasse, où seules surnagent quelques touffes jaunies de graminées courbées par les vents et quelques plaques de mousse, on est récompensé. Plus haut que les nuages, face à la barre dentelée des Ecrins dont les crocs grignotent le bas de l’azur, on touche le ciel en levant la main. Et, au creux d’une ondulation du plateau, un troupeau d’immenses paraboles pointent vers le firmament. Voici Noema, construit par l’Institut de radioastronomie millimétrique (IRAM) et dont la douzième et dernière antenne est entrée en service au début de l’année, mais qui ne sera inauguré officiellement que le 30 septembre.

Pour l’heure, seulement dix des douze paraboles sont en action sur le plateau, les deux dernières se trouvant dans un hangar géant pour la maintenance estivale, afin d’être prêtes pour l’hiver qui, avec ses grands froids secs figeant l’atmosphère, est la saison préférée des radioastronomes. D’un diamètre de 15 mètres, chaque antenne pèse plus de 120 tonnes et les 176 panneaux d’aluminium qui tapissent sa surface réflectrice sont ajustés par des actuateurs pour obtenir une forme parfaite, avec une précision de 35 micromètres, soit l’épaisseur d’un cheveu humain.

Lancé il y a une dizaine d’années par l’IRAM, le projet Noema a consisté à moderniser les six paraboles qui existaient auparavant et à en doubler le nombre. Car, comme l’explique Frédéric Gueth, directeur adjoint de l’institut, en radioastronomie, le dicton « l’union fait la force » prend toute sa valeur : « Les douze antennes ne pointent pas vers douze sources différentes, mais visent la même source au même moment. Les signaux sont ensuite transmis à un gros ordinateur appelé corrélateur, qui les combine. »

Au bout du compte – ou plutôt du calcul –, on obtient l’image qu’aurait prise une antenne géante dont le diamètre équivaudrait à la distance séparant les paraboles de Noema. Et comme celles-ci peuvent se déplacer sur des rails le long de deux axes, dans la plus grande des dispositions, « on peut simuler une antenne unique, immense, de 1,7 kilomètre de diamètre », précise Frédéric Gueth. Plus il y a d’antennes, plus on peut voir de fins détails. « Avec Noema, on a fait un saut considérable en termes de sensibilité : on a gagné un facteur 10 par rapport à la configuration précédente », complète le chercheur.

Mais que scrute-t-on avec pareil instrument ? « On observe tout ce qui est froid dans l’Univers, résume le directeur adjoint de l’IRAM. Les nuages de gaz et de poussières où les étoiles vont se former, la dynamique des galaxies, les comètes, les atmosphères planétaires de Jupiter ou de Mars, le milieu interstellaire et ses molécules… » Et que regarde-t-on, d’ailleurs, au moment où l’on discute ? « Huit galaxies en même temps, situées entre 10 et 11 milliards d’années-lumière, répond André Rambaud, opérateur de Noema. Là, on est parti pour cinq heures d’observation, mais, toutes les vingt-cinq minutes, on effectue un contrôle de l’instrument et de l’atmosphère pour voir l’influence de celle-ci sur la qualité de réception des ondes. »

Des découvertes fondamentales

Chercheuse CNRS à l’Institut de planétologie et d’astrophysique de Grenoble, Frédérique Motte est l’une des quelque 5 000 astronomes qui, de par le monde, ont recours à Noema pour leurs travaux. La radioastronomie millimétrique est le seul outil qui lui permette d’assister à la gestation d’une étoile, d’entrer dans l’enveloppe de gaz et de poussières où la matière s’effondre sous son propre poids et où l’astre va apparaître. Frédérique Motte concède que cette technique « est difficile à vendre au grand public… C’est le domaine des spectres, des cartes, des contours, moins sexy que les belles images du télescope spatial James-Webb, mais on fait des découvertes fondamentales. Par exemple, sur les 120 molécules que l’on connaît dans le milieu interstellaire, l’IRAM en a découvert près de la moitié », notamment avec son autre instrument, un radiotélescope de 30 mètres installé en Andalousie.

Et puis il y a les trous noirs géants. Certes Noema n’a pas participé à la vaste collecte de données réalisée par le consortium scientifique Event Horizon Telescope (EHT), qui, en combinant une dizaine d’observatoires dans le monde, a élaboré un interféromètre presque aussi grand que la Terre et produit les deux premières images de trous noirs géants. En effet, ces mesures dataient de 2017, date à laquelle l’interféromètre alpin n’était pas encore opérationnel. Sa construction, financée par l’IRAM – institut associant le CNRS, son équivalent allemand (la Société Max-Planck) et l’Institut géographique espagnol – ainsi que par des universités américaines et chinoises, a coûté 53 millions d’euros. En revanche, Noema a apporté son concours aux campagnes EHT des printemps 2021 et 2022, et les chercheurs espèrent que sa puissance permettra d’afficher des détails supplémentaires sur ces monstres tapis dans les centres galactiques.

Sur le plateau de Bure, l’après-midi avance et les visiteurs sont priés de repartir pour dévaler la montagne avec une bonne visibilité. Derrière, dans le silence, les paraboles ont bougé pour viser haut dans le ciel, telles des coupes attendant de recueillir les larmes du cosmos.