Source: Le Monde
Le retard d’Ariane-6 pénalise l’Europe spatiale
Le vol inaugural de la fusée a été de nouveau reporté. Il n’aura pas lieu avant le quatrième trimestre 2023
Dominique Gallois
En dépit des sourires, l’heure était à la prudence, mercredi 19 octobre, au siège de l’Agence spatiale européenne (ESA), à Paris. Le directeur général, l’Autrichien Josef Aschbacher, a annoncé un nouveau décalage du vol inaugural d’Ariane-6. Il n’aura pas lieu avant le quatrième trimestre 2023, sous réserve que la campagne d’essais se déroule comme envisagée. « C’est une date prévue et le programme devra encore réaliser successivement, et en temps voulu, un certain nombre d’étapes-clés pour que ce calendrier reste valide », a-t-il prévenu.
Ce n’est pas le premier report pour la fusée européenne depuis que le projet a été lancé, en décembre 2014. Il s’agissait alors de réagir à l’offensive d’Elon Musk qui, avec SpaceX, cassait les prix de lancement en les réduisant de plus de 40 %. Le nouvel entrant mettait un terme au duopole européano-russe formé par Ariane et Proton, en changeant les fondamentaux du marché : des tarifs élevés justifiés par la sûreté des vols.
Les Européens se donnaient six ans pour mettre au point Ariane-6, plus souple d’usage et surtout de 40 % à 50 % moins chère qu’Ariane-5. Le vol inaugural était envisagé le 21 juillet 2020, date anniversaire des premiers pas de l’homme sur la Lune lors de la mission Apollo-11 de 1969.
Question stratégique
Très vite, cette date a été oubliée. La pandémie de Covid-19 a aggravé la situation durant l’année 2020. Une nouvelle échéance a été arrêtée pour la fin 2021, elle aussi repoussée de plusieurs mois. Cependant, au printemps 2022, des difficultés imprévues ont surgi, auxquelles se sont ajoutés des retards dans les essais de mise à feu de l’étage supérieur de la fusée sur le site de l’Agence spatiale allemande, à Lampoldshausen.
Néanmoins, depuis lundi 17 octobre, l’intégralité du lanceur a été assemblée sur son pas de tir du Centre spatial guyanais, à Kourou. Il ne volera pas, mais servira à tester les interfaces et communications entre la fusée et son pas de tir. Les essais doivent permettre de vérifier les logiciels de vol, ceux des bancs de contrôle, ainsi que les opérations de remplissage et de vidange des réservoirs.
Ces nouveaux délais alourdissent le coût du programme, estimé au départ à environ 4 milliards d’euros. Daniel Neuenschwander, chargé des lanceurs à l’ESA, a évoqué un surcoût de 600 millions d’euros. Les Etats se seraient engagés pour 400 millions. Il reste donc à trouver 200 millions d’ici à la prochaine conférence ministérielle de l’ESA, prévue en novembre.
Au-delà des coûts engendrés par ce retard, une question plus stratégique se pose : celle de l’accès des Européens à l’espace. Car il ne reste plus que trois Ariane-5 à faire décoller, une à la fin de l’année et deux autres au premier semestre 2023. Au départ, il était prévu un tuilage entre les deux fusées, l’une servant de roue de secours à l’autre. Il n’en sera rien. Pendant plusieurs mois, l’Europe ne disposera d’aucun lanceur lourd pouvant atteindre l’orbite géostationnaire, à 36 000 kilomètres de la Terre.
Sa nouvelle fusée Vega-C, lancée pour la première fois en juillet, n’est pas prévue pour cela : elle est destinée à mettre des petits satellites en orbite basse, entre 500 et 2 000 kilomètres. Et Arianespace ne dispose plus de Soyouz dans son offre commerciale depuis que les Russes ont quitté Kourou après le début de la guerre en Ukraine, le 24 février.
Faute de fusées russes, cinq missions sont en attente de lanceurs : deux pour les satellites de géolocalisation Galileo de la Commission européenne, deux pour l’ESA, et une pour le ministère français des armées. « Ils auront le choix entre Ariane-6, Vega-C ou un lanceur non européen »,admet Stéphane Israël, président d’Arianespace. Tout dépendra de l’urgence, car les sept premières Vega-C et les vingt-neuf premières Ariane-6 ont déjà des clients. Il faudra alors peut-être envisager des aménagements.
Difficile d’imaginer un satellite français de défense embarquer sur une fusée étrangère, tout comme ceux de Galileo, qui pourraient attendre, étant des satellites redondants. En revanche, en raison de son programme, le télescope Euclid de l’ESA, visant à étudier l’expansion de l’Univers au cours des derniers dix milliards d’années, devrait partir avec SpaceX… Tout comme OneWeb, qui, faute de Soyouz, a choisi le groupe américain, mais aussi l’indien NewSpace India Limited, pour déployer sa constellation de satellites.
C’est dire combien le respect des délais du premier vol est impératif. Avec ses trente-trois missions engrangées, Arianespace a déjà trois années pleines de lancement jusqu’à fin 2026. Le plus important de ses contrats étant les dix-huit lancements pour déployer la constellation de satellites Kuiper d’Amazon visant à fournir de l’Internet haut débit depuis l’espace.
Marché porteur
Le premier vol commercial devrait avoir lieu en 2024, quelques mois après le vol inaugural effectué sous la responsabilité de l’ESA. Le rythme devrait être ensuite de dix tirs par an, voire douze. ArianeGroup assemble déjà les trois premiers exemplaires dans ses usines des Mureaux (Yvelines), et de Brême, en Allemagne. « Il faudra réfléchir à une augmentation des cadences en fonction des commandes », reconnaît son président, André-Hubert Roussel. D’autant que le marché mondial, incluant les constellations, les petits satellites et les gros géostationnaires, est porteur. Il est estimé à 3 milliards de dollars (3,1 milliards d’euros) par an pour la décennie 2020-2030, contre 2 milliards de dollars par an lors de la précédente décennie.
La priorité est la réussite de la montée en puissance d’Ariane-6. Selon M. Aschbacher, pour que le calendrier soit respecté, il faut que, « d’ici au premier trimestre 2023 », les tests de l’étage principal ainsi que d’autres essais aient avancé. L’urgence est là, symbolisée par la task force qui vient d’être constituée aux Mureaux associant l’ESA, le Centre national d’études spatiales, Arianespace et ArianeGroup. Un nouveau retard serait fatal.