Source: Le Monde du 27/10/2022
Crash du vol Rio-Paris : au procès, les experts ne dissipent pas les doutes
Pendant trois semaines, ingénieurs et pilotes ont tenté d’éclairer les causes de l’accident de 2009
Thomas Saintourens
C’est un défilé d’hommes en costumes stricts et au verbe policé. A la barre du procès du crash du vol Rio-Paris, une quinzaine d’experts ont professé tour à tour, trois semaines durant, leur science de l’aéronautique. Des auditions fleuves, à la technicité assumée, où ces pilotes, ingénieurs et dirigeants – souvent en retraite – ont fait l’exégèse des procédures de sécurité en vigueur au 1er juin 2009, lors de la nuit d’orage où le vol AF447 s’est abîmé dans l’océan Atlantique, au large du Brésil, faisant 228 victimes.
A des fins de pédagogie, une maquette de l’Airbus A330-200 a d’abord été disposée dans la salle d’audience du tribunal du Paris, où Airbus et Air France sont accusés d’« homicide involontaire », après une décennie d’instruction chaotique. Puis, sur écran géant, ont été projetés des extraits de rapports d’analyse abscons, portant notamment sur le givrage des sondes Pitot, la cause première de la perte de repères anémométriques, ayant entraîné le crash.
Un autre graphique, où deux courbes colorées s’entremêlent, a retenu l’attention de la salle : la première figure le rétablissement d’un avion suivant scrupuleusement la procédure standard de rattrapage d’un décrochage ; l’autre, grimpant vers le sommet de l’écran puis plongeant vers le sol, témoigne de la violente trajectoire de l’Airbus A330-200 lors des quatre dernières minutes de son vol. Air France et Airbus sont soupçonnés d’avoir sous-estimé le danger des pannes de sondes Pitot, autant que d’avoir négligé la formation et l’information des équipages.
Les dépositions des experts et des témoins issus des agences de sécurité aérienne (direction générale de l’aviation civile et Agence européenne de la sécurité aérienne, notamment) n’ont guère apporté de nouveaux éléments. Mais elles agissent en révélateurs de la stratégie de la défense, attachée à faire porter aux trois pilotes la responsabilité du crash. Elles servent aussi d’appui, à l’inverse, aux récriminations des parties civiles, persuadées que des négligences fondamentales ont été commises en amont du décollage de l’AF447.
« L’effet de surprise »
C’est dans le cockpit de ce vol Rio-Paris, là où s’est noué le drame, que s’immiscent d’abord les débats lors des audiences. En particulier au sujet de la réaction « incompréhensible », selon le terme de plusieurs intervenants, du pilote, tirant sans relâche sur le manche jusqu’au décrochage fatal.
« La première chose à faire, c’est de maintenir la trajectoire », professe un ancien pilote chevronné, assurant que « l’équipage a été formé aux IAS [Indicated Air Speed, soit la vitesse mesurée par les sondes] douteuses ». A l’entendre, le b.a.-ba des consignes de pilotage aurait été oublié lors du passage en pilotage manuel. « Quand on a un doute, on applique la procédure », martèle Simon Ndiaye, l’un des avocats d’Airbus, jusqu’à présent plus loquaces que leurs voisins de table d’Air France.
Ce vade-mecum théorique se formalise lors de la projection d’une vidéo produite par Airbus. A la manière d’une leçon d’auto-école, gros plan sur les commandes de bord, une voix féminine indique la marche à suivre pour maîtriser la situation en toute sérénité. « Une supercherie ! », raille-t-on du côté des parties civiles. Car la nuit du 1er juin 2009, l’homme et la machine ne se sont plus compris. Leur cohabitation au sein du cockpit d’Airbus, bardé d’électronique, est devenue, le temps du crash, un combat.
« L’effet de surprise » : telle est la cause annoncée de l’accident. Un « effet tunnel », précise un pilote, cette sensation de stress intense qui fait perdre les moyens et brouille les sens, en premier lieu l’ouïe, précisément quand la voix métallique de l’alarme « stall » (alarme de décrochage) a retenti pendant cinquante-quatre secondes, sans que le pilote relâche son manche, faisant monter le nez de l’avion à plus de 12 degrés d’inclinaison.
Mais pour les avocats des familles des victimes, l’impréparation à cette situation extrême est de la faute des entreprises accusées. Pour preuve : la phase de formation sur l’IAS douteuse ne durait à l’époque que vingt-cinq minutes et était réalisée à basse altitude, loin des conditions du Rio-Paris, piégé à 35 000 pieds d’altitude (10,6 kilomètres), dans la zone de convergence intertropicale. Le caractère « exceptionnel » de la situation, relevé par tous les experts, est aussi tempéré par les multiples incidents documentés les mois précédents le crash.
Ces « clignotants » qui s’allument, ce sont les dix-huit défaillances rencontrées par des compagnies françaises entre mars 2008 et le drame de l’AF447, dont seize rien que chez Air France. Parmi les victimes de ces pannes, Air Caraïbes fut plus prompte à signaler les épisodes à risques et à procéder au remplacement des sondes Pitot du modèle Thales AA, mises en cause dans les incidents de vol.
Les proches des victimes les plus assidus – une vingtaine de personnes, sur les plus de 400 parties civiles recensées – suivent chaque intervention carnet de notes en main, guettent les moindres contradictions, les réponses moins assurées. Ces rares moments de flottement où les experts, ramenés à des questions de béotiens, peinent à répondre d’un « oui » ou d’un « non » franc dans le micro.
Poussé dans ses retranchements, Etienne Lichtenberger, témoin cité par Air France, est interrogé sur l’avionneur par un avocat des familles : « Airbus a-t-il sous-estimé la gravité de la défaillance des sondes ? Soyez libre de votre parole, vous êtes témoin. Vous avez dans la salle des familles et cette question a un sens. » L’ancien pilote formateur prend un moment de pause, puis affirme : « La question que vous posez est grave, bien évidemment. Lorsqu’on constate qu’un accident est intervenu, c’est que d’une certaine manière nous avons sous-estimé la gravité des incidents préalables, et donc je ne peux pas répondre autre chose. »
Au long de ce marathon d’explications techniques, peu de cas est fait du destin des 216 passagers et des 12 membres d’équipages disparus la nuit du 1er juin 2009, au milieu de l’Atlantique. Le premier jour d’audience, il avait pourtant fallu plus de sept minutes à la présidente, relayée par ses assesseurs, pour égrener un à un le nom des victimes – soit presque deux fois plus longtemps que la durée du décrochage fatal au vol AF447.
Creuser les failles
Le temps des experts s’achève donc sur une volonté renouvelée pour les parties civiles de creuser les failles apparues dans les discours, de mettre en lumière les zones d’ombre que les seuls « process » n’expliquent pas. De retour à la barre, mardi 25 octobre, pour leurs remarques conclusives, les experts du premier collège d’enquête ont réaffirmé, à quatre voix, « qu’aucun élément significatif nouveau ne remet en cause [leurs]conclusions ».
Mais chaque audience amène son lot de doutes et de remises en question. Quelques minutes plus tard, questionnés par la présidente sur un document comparant les performances des sondes Pitot de références différentes soumises à des tests en soufflerie, une nouvelle incertitude a parcouru les ingénieurs, puis la salle tout entière. D’après les experts, les sondes de l’AF447 auraient gelé, quelle que soit la marque, lors de la nuit du drame, relançant les débats sur les moyens qui auraient permis d’éviter la catastrophe… Une péripétie supplémentaire dans un procès, encore programmé pendant six semaines, où chaque détail, aussi petit soit-il, peut être sujet à controverse.