Source: Le Monde du 22/11/2022
L’Europe spatiale veut mettre les moyens
Pour rester dans la course mondiale, l’Agence spatiale européenne réclame un budget en hausse de 25 %
Pierre Barthélémy, Dominique Gallois Et Philippe Jacqué (À Bruxelles)
Réussir à ne pas trop se faire distancer dans la course à l’espace. A l’heure où les Américains et les Chinois ont relancé l’exploration spatiale, où les projets privés se multiplient outre-Atlantique, à commencer par la constellation de satellites Starlink d’Elon Musk, pour diffuser l’Internet à haut débit, l’Europe fait pâle figure. Son accès à l’espace est fragilisé par le retard de sa fusée Ariane-6, et les tensions franco-allemandes pénalisent certains projets. Ce contraste est renforcé par le dynamisme de plusieurs pays, qui se dotent de leur propre agence spatiale, sans oublier l’Inde, qui prépare son premier vol habité.
C’est dans ce contexte que se réunissent, à Paris, du lundi 21 au mercredi 23 novembre, les vingt-deux ministres des pays membres de l’Agence spatiale européenne (ESA). Ce rendez-vous triennal vise à fixer le budget de l’institution pour les trois prochaines années et à le répartir entre les différents programmes. Pour la période 2023-2025, l’ESA demande à ses membres 18,5 milliards d’euros, soit une hausse de 25 % par rapport à la période 2020-2022. Du jamais-vu. « C’est nécessaire pour rester dans la course avec les Américains et les Chinois, dont les moyens augmentent à ce rythme, assure son directeur général, Josef Aschbacher. Il ne faut pas répéter dans le secteur spatial ce que nous avons fait dans les technologies de l’information. Nous avons arrêté d’investir il y a vingt ans, et nous avons été relégués en deuxième division… »
Combler le retard
La priorité est donnée au transport spatial. Il s’agit de faire décoller le plus rapidement possible Ariane-6. Le premier vol est maintenant fixé au quatrième trimestre 2023, avec trois ans et demi de retard par rapport au calendrier initial. « Nous avons réorganisé les équipes pour répondre aux défis techniques que nous avons rencontrés, rappelle M. Aschbacher. Même si je ne cherche pas des excuses, je souhaite rappeler qu’il s’agit tout de même de technologies extrêmement complexes. »
Ce décalage met cependant à mal l’indépendance européenne, car plusieurs mois, voire peut-être plus d’un an, s’écouleront entre le dernier vol d’Ariane-5, prévu au printemps 2023, et la mise en service commerciale de son successeur. Les Européens ne disposeront donc plus de lanceur lourd pour placer des satellites en orbite géostationnaire, à 36 000 kilomètres de la Terre.
De plus, conséquence de la guerre en Ukraine déclenchée le 24 février, la Russie ne fournit plus de fusées Soyouz pour assurer certains lancements au départ du Centre spatial guyanais de Kourou. Il ne reste plus à disposition que le petit lanceur italien Vega C. « L’Europe est dans une situation tendue et va faire face à quelques années délicates », reconnaît Philippe Baptiste, le PDG du Centre national d’études spatiales (CNES).
Il s’agit aussi de combler le retard pris dans les mini- et microlanceurs face aux Américains, mais cela se fait en ordre dispersé. Un sujet de tensions entre la France et l’Allemagne, qui s’est lancée seule dans la course pour développer ses minifusées, quitte à se passer de l’Europe. En réaction, Paris a lancé, en 2021, avec ArianeGroup, pivot du spatial européen, le projet de lanceur réutilisable Maïa, qui sera doté du moteur Prometheus et de l’étage récupérable Themis, tous deux financés par l’ESA. L’objectif est d’atteindre l’orbite basse.
Car c’est entre 300 et 2 000 kilomètres de la Terre que s’est déplacée la compétition, avec le développement des constellations de satellites pour assurer la connectivité Internet. Si l’Europe s’est dotée de son propre système de géolocalisation Galileo – pour se distancier du GPS américain –, ou de son réseau d’observation de la Terre Copernicus, il lui faut aujourd’hui, pour des questions de souveraineté, se doter d’une infrastructure indépendante pour les télécommunications, l’observation et les liaisons Internet.
L’ESA va participer au projet de constellation Iris, dont le coup d’envoi a été donné le 17 novembre par le commissaire européen, Thierry Breton, pour une mise en service partielle espérée fin 2024. L’agence devrait apporter quelque 750 millions d’euros pour un budget global de 6 milliards d’euros. « Nous travaillons clairement sous le leadership politique de la Commission, assure M. Aschbacher. Nous sommes le partenaire technique, avec des technologies que nous développons et qui pourraient trouver une application dans cette future constellation, concernant, par exemple, la sécurisation des communications, grâce à la technologie quantique. »
Reste que les discussions s’annoncent complexes, pour trois raisons. Tout d’abord, dans les vingt-deux pays de l’agence, certains, comme le Royaume-Uni, la Suisse ou la Norvège, ne font pas (ou plus) partie de l’Union européenne (UE). « Pour des infrastructures de souveraineté de l’Union, la gouvernance actuelle de l’ESA n’est pas adaptée », estime un haut fonctionnaire européen.
Par ailleurs, alors que Bruxelles entend présenter, début 2023, sa stratégie spatiale de défense, l’ESA ne peut pas, selon sa convention constitutive, s’investir théoriquement sur cette dimension. « La majorité des technologies spatiales sont des technologies duales, à la fois civiles et militaires, rappelle M. Aschbacher. Et nous avons démontré que nous savions travailler depuis des années sur ces questions sécuritaires. Galileo peut offrir un signal spécifique sécurisé, de même nos différents satellites d’observation sont utilisés également en matière de défense. Aujourd’hui, nous pourrions faire plus si nous faisons évoluer notre cadre réglementaire. Mais c’est aux Etats membres et à l’UE d’en décider. »
Enfin, dernier aspect, délicat, les règles de fonctionnement sont fondamentalement différentes entre l’ESA et l’UE. Pour la première, elles reposent sur le retour géographique, c’est-à-dire 1 euro de financement d’un pays doit se traduire par 1 euro d’investissement sur son territoire, alors que la logique de Bruxelles repose sur la compétence technique.
Compréhension du climat
Pour sa constellation, la Commission a d’ailleurs déjà décidé que les appels d’offres seront attribués sur ce critère, et non sur celui de l’ESA. Cette dernière devra donc abandonner cette règle, source de surcoûts et de doublons. « L’ESA doit être en mesure de répondre à ce sujet-là. Elle peut devenir ainsi l’agence de l’Union européenne, estime Philippe Baptiste, à l’image de la NASA pour les Etats-Unis. Si elle échoue, alors Bruxelles pourrait être tentée de créer sa propre agence. »
Du côté des programmes scientifiques, un effort sera porté sur les satellites destinés à la compréhension du climat et de son évolution. « Plus de la moitié des données viennent du spatial, et nous assistons à une mobilisation extrêmement forte des Etats sur ce sujet », reconnaît M. Baptiste. Le programme d’observation de la Terre permettant de suivre l’impact du réchauffement climatique et des émissions de gaz à effet de serre a des chances de voir son financement augmenter sensiblement.
Ce ne sera, en revanche, pas le cas pour le programme scientifique « traditionnel » de l’agence, c’est-à-dire celui lié à l’exploration robotisée du système solaire et à l’astrophysique. Selon toute probabilité, seule une aide pour suivre l’inflation sera appliquée à son budget, ce qui n’est pas pour plaire aux astronomes, d’autant que deux grandes missions programmées pour la seconde moitié des années 2030 risquent de faire face à des surcoûts importants.
Il s’agit d’Athena, un observatoire travaillant dans la gamme des rayons X pour étudier les phénomènes chauds et violents, et de LISA, un ambitieux projet de détection d’ondes gravitationnelles dans l’espace, grâce à un trio de satellites naviguant à 2,5 millions de kilomètres les uns des autres. Philippe Baptiste prédit donc « un travail de reconfiguration de ces programmes scientifiques ».
L’ESA devra aussi régler la question de la poursuite ou non du programme ExoMars, qui consiste à aller explorer le sous-sol martien à la recherche de traces d’une éventuelle vie passée. Lancé au début du siècle, ce programme européano-russe de 1,8 milliard d’euros a connu une succession de déboires dont le dernier en date est la perte de son lanceur et de son atterrisseur, censés être fournis par la Russie, ce dont il n’est plus question depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine.
Enfin, le sujet des vols habités ne figurera pas au menu des discussions budgétaires, en raison de l’importance des investissements. « Or c’est une vraie question, l’Europe doit-elle être absente des vols habités, alors que les Américains, les Russes, les Chinois et, demain, les Indiens ont cette capacité souveraine ? », s’interroge le président du CNES, qui souligne par ailleurs que la réponse sera avant tout politique. Une des pistes pour garder un accès à l’orbite basse terrestre une fois que, à la fin de la décennie, la Station spatiale internationale (ISS) aura cessé de fonctionner pourrait être la création d’une petite station spatiale européenne. Et cela, pour un investissement de l’ordre de quelques milliards d’euros, selon Philippe Baptiste, à comparer avec les quelque 100 milliards investis dans l’ISS.
Ne plus dépendre des Américains ou des Russes pour envoyer des Européens dans l’espace, la question est doublement d’actualité, car, mercredi 23 novembre, au terme de cette conférence ministérielle, l’ESA dévoilera la liste de ses futurs astronautes, sélectionnés parmi près de 23 000 candidats. Une preuve supplémentaire que le spatial fait toujours rêver.