Ukraine et stocks d’armement

Source Le Monde du 23/11/2022

Les arsenaux du camp occidental atteignent un niveau critique

Cédric Pietralunga

Combien de temps les Occidentaux peuvent-ils tenir ? Neuf mois après le lancement de l’offensive russe en Ukraine, l’inquiétude grandit sur la capacité des alliés de Kiev à maintenir le rythme de leurs livraisons d’armes, essentielles pour permettre à l’armée ukrainienne de résister aux troupes de Moscou. « Les stocks de munitions sont en train de se vider extrêmement rapidement dans les arsenaux occidentaux. Désormais, les pays doivent prendre dans leurs stocks critiques s’ils veulent soutenir l’Ukraine », a alerté Kusti Salm, secrétaire permanent du ministère de la défense d’Estonie, lors d’un entretien avec la presse le 17 novembre.

Présentée comme le premier conflit de « haute intensité » depuis la fin de la guerre froide, la confrontation entre Russes et Ukrainiens se révèle extrêmement consommatrice de matériels. Selon les experts militaires, les Russes et les Ukrainiens ont respectivement tiré jusqu’à 60 000 et 20 000 obus par jour au plus fort des combats cet été – le rythme serait redescendu à respectivement 20 000 et 7 000 tirs quotidiens, affirme le Pentagone. Le site Internet Oryx, qui comptabilise les destructions matérielles de chaque camp sur la base de preuves vidéo, estime que l’armée russe a perdu plus de 1 500 chars depuis le 24 février, soit la moitié de son parc en activité. Moins documentées, les pertes ukrainiennes en matériels seraient elles aussi importantes.

Diminution des dépenses militaires

Pour alimenter le Moloch de la guerre de « haute intensité » et permettre aux Ukrainiens de répondre au déluge de feu des Russes, les Occidentaux ont ouvert en grand leurs arsenaux, en premier lieu les Etats-Unis, qui assurent les deux tiers de l’aide militaire. Le Pentagone a officiellement livré plus de 1 million d’obus à Kiev depuis le 24 février : 924 000 de calibre 155 mm, 125 000 de 120 mm, 180 000 de 105 mm… Même chose pour les armes portatives, très utiles dans le combat rapproché. En neuf mois, les Ukrainiens ont reçu près de 50 000 missiles antichars sortis des stocks américains, dont plus de 8 500 Javelin, une arme qui a contribué à stopper les avancées de chars russes sur Kiev au début de la guerre. Quelque 1 600 missiles antiaériens Stinger ont également été livrés, ainsi que près de 3 000 drones Switchblade et Phoenix Ghost.

Résultat : les réserves occidentales s’amenuisent et des matériels seraient à un niveau critique, y compris outre-Atlantique. « Certains stocks américains atteignent les niveaux minimaux nécessaires aux plans de guerre et à l’entraînement », estime Mark Cancian, chercheur au Center for Strategic and International Studies (CSIS), un cercle de réflexion basé à Washington, dans une note diffusée le 16 septembre. Selon cet expert, les Etats-Unis auraient livré à Kiev le tiers de leurs réserves de missiles Javelin et Stinger, et leurs stocks de missiles GMLRS, qui équipent les lance-roquettes Himars si utiles aux Ukrainiens, seraient sous pression. « Pour aider l’Ukraine, les Etats-Unis ont épuisé leurs propres stocks d’armes essentielles », abondent les chercheurs du Center for a New American Security (CNAS), un autre think tank de Washington spécialiste des questions de sécurité, dans un rapport publié le 17 novembre. Les Russes ne sont pas en reste et sont de leur côté obligés de se tourner vers l’Iran et la Corée du Nord pour obtenir des obus, des drones ou des missiles.

Pour inquiétante qu’elle soit, cette attrition n’est pas une réelle surprise. Depuis la fin de la guerre froide et la chute de l’Union soviétique, l’Occident n’a été confronté qu’à des adversaires moins dotés, que ce soit en Irak, en Afghanistan, en Somalie, en Libye ou en Syrie. Résultat : les dirigeants politiques n’ont cessé, jusqu’à ces dernières années, de réduire leurs dépenses militaires, désireux qu’ils étaient de toucher les « dividendes de la paix » pour financer d’autres politiques. « Vingt années de conflits asymétriques (…) ont conduit à des arbitrages réduisant certaines capacités », a reconnu le chef d’état-major des armées françaises, Thierry Burkhard, lors d’une audition à l’Assemblée nationale, le 13 juillet.

Cette diminution des dépenses militaires s’est révélée d’autant plus contraignante pour les stocks que les militaires occidentaux ont privilégié ces dernières décennies les armes les plus sophistiquées, comme les missiles guidés ou les obus de précision. Des équipements plus efficaces mais aussi beaucoup plus coûteux, ce qui a obligé les états-majors à restreindre le volume de leurs commandes. « Les armées occidentales ont eu l’illusion de la réduction de la masse par la technologie. Or, si les armes guidées sont utiles en Ukraine, ce conflit montre que les matériels classiques, comme l’artillerie, restent essentiels », explique Thibault Fouillet, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).

Nouveaux contrats

Signe de cette inquiétude grandissante sur le niveau des stocks, le Pentagone multiplie depuis cet été les commandes destinées à regarnir ses arsenaux. Le 14 novembre, l’armée américaine a encore attribué à Lockheed Martin un contrat de 521 millions de dollars (508,78 millions d’euros) pour compléter le stock de ses missiles GMLRS destinés aux Himars. Le 10 novembre, les Etats-Unis ont même reconnu leur intention d’acheter 100 000 obus de 155 mm à des industriels sud-coréens, pour regarnir leurs réserves, voire les envoyer directement en Ukraine – ce qui a provoqué une polémique à Séoul, qui refuse par principe de livrer des armes à des pays engagés dans un conflit.

Seul hic ? Les industriels occidentaux, dont les chaînes de production ont été réduites à mesure de la diminution des commandes militaires, n’arrivent pas à suivre. Selon les analystes, les américains Lockheed Martin et Raytheon ne peuvent pas fabriquer plus de 2 100 missiles Javelin par an. Comprendre : à moins de dupliquer les chaînes de montage, il faudra quatre années à l’armée américaine pour regarnir ses réserves. « Les Etats-Unis ont fourni [à l’Ukraine] environ 10 milliards de dollars d’équipements à partir de leurs stocks, mais seulement 1,2 milliard a été mis sous contrat pour les remplacer. Une fois les contrats signés, il faudra encore de nombreuses années avant que l’équipement de remplacement n’arrive dans les unités », souligne M. Cancian (CSIS) dans sa note du 16 septembre.

Toutes les munitions ne sont néanmoins pas au même niveau d’alerte : si Washington a jusqu’ici fourni 84 millions de cartouches de petit calibre à Kiev, la capacité de production de l’industrie américaine est estimée à plus de 8 milliards d’unités par an. Largement de quoi suppléer les livraisons à l’Ukraine.

La France n’est pas épargnée par cette attrition des stocks et tente elle aussi de parer au plus pressé. Les industriels tricolores ont été invités par l’exécutif à mettre les bouchées doubles. « Les modèles, les rythmes, les standards [de production] doivent être envisagés selon un solfège différent », avait sommé Emmanuel Macron dans un discours prononcé le 13 juillet. Fin juillet, le ministère des armées a commandé dix-huit canons Caesar dans le cadre d’une « procédure accélérée », afin de remplacer les dix-huit exemplaires livrés à l’Ukraine. A charge pour son fabricant, Nexter, de réduire son délai de production de dix-huit à douze mois.

Audit des industriels de l’armement

Un audit des industriels de l’armement a été également lancé, pour identifier les entreprises les plus fragiles et voir comment les aider. « On doit gagner du cycle [du temps] en identifiant les goulets d’étranglement : environ 200 entreprises sur les 4 000 que compte la BITD [base industrielle et technologique de défense, l’écosystème français de l’armement] ne seraient pas en mesure d’augmenter leur cadence. On doit savoir si c’est à cause d’un manque de machines, de ressources humaines limitées, de stocks insuffisants, et apporter des réponses appropriées », indique le cabinet du ministre des armées, Sébastien Lecornu.

S’ils se disent prêts à répondre aux demandes de l’exécutif, les industriels s’étonnent néanmoins du peu de commandes fermes qui leur sont passées par les armées françaises. « Augmenter les chaînes de production nécessite des investissements parfois importants. Les industriels ne peuvent les engager que s’ils ont l’assurance d’un plan de charge conséquent, ce que l’Etat ne nous donne pas pour le moment », note le dirigeant d’un grand groupe d’armement. Conscient de la lenteur des procédures, le ministère des armées s’est engagé à adresser des « lettres d’engagement » aux industriels, pour leur garantir des dates et des volumes de commandes sans attendre la signature effective des contrats. Un signe tangible que la France, comme d’autres pays occidentaux, entre dans une économie de guerre.