Guy Dutheil. Le Monde du 20/12/2022
Exit la pandémie de Covid-19 et ses restrictions, les grandes manœuvres reprennent dans le secteur aérien. Mercredi 30 novembre, Singapore Airlines a annoncé la fusion de Vistara, sa compagnie aérienne installée en Inde, avec Air India, propriété du conglomérat indien Tata. Au terme de cette opération, le transporteur singapourien détiendra 25,1 % d’Air India. Objectif de l’opération : relancer Air India et lui rendre sa place de numéro un du sous-continent, détenue aujourd’hui par la compagnie à bas coût IndiGo.
Pour y parvenir, Air India investit massivement. De bonne source, elle finalisait, vendredi 16 décembre, une commande record de plus de 400 appareils auprès d’Airbus et de Boeing : des moyen-courriers (A320 d’Airbus et Boeing 737 MAX) et plusieurs dizaines de long-courriers (Airbus A350 et Boeing 787 et 777). Un contrat géant de plusieurs dizaines de milliards d’euros, destiné à renouveler et à moderniser sa flotte et qui donne une idée de l’évolution à venir du marché indien. « Le plus grand marché d’avenir », devant la Chine, assure Singapore Airlines.
En 2019, dernière année avant la pandémie, le trafic passagers en Inde s’était établi à 341 millions de passagers. Porté par l’émergence de la classe moyenne indienne, il devrait presque tripler dans les dix ans à venir, selon les prévisions, pour atteindre le chiffre record de 827 millions de passagers d’ici à 2032-2033. Outre son marché domestique, Air India compte bien profiter de « la montée en puissance des deux hubs de New Delhi et de Bombay », prévoit-on à la direction de Singapore Airlines. Deux plates-formes qui veulent s’imposer comme points de passage obligés entre Asie et Europe.
Car au moins autant que les compagnies aériennes, ce sont les grands aéroports qui se mettent en ordre de bataille pour tenter de capter la plus grande part du trafic aérien des vingt prochaines années. Le nombre de passagers dans les avions devrait doubler d’ici à 2043, selon l’Association du transport aérien international. D’ici là, Airbus estime qu’un peu moins de 40 000 appareils devront être livrés, un chiffre que Boeing évalue à 43 000.
Sans surprise, c’est d’Asie, devenue l’épicentre de l’aéronautique, que va venir ce nouvel afflux de passager. Ce n’est donc pas un hasard si la concurrence entre les grands aéroports va principalement se concentrer sur les liaisons entre l’Europe et l’Asie. Une rivalité mise, un temps, en sommeil par la pandémie. « Le Covid a beaucoup affecté les grands hubs d’Asie, au bénéfice de ceux du Golfe », explique-t-on chez Singapore Airlines.
Ces grands aéroports qui concentrent l’essentiel du trafic passagers, tels Paris-Charles-de-Gaulle, Amsterdam-Schiphol ou Dubaï, se sont imposés au tournant des années 2000 « sur le modèle d’aéroports géants alimentés en passagers par des norias d’avions moyen-courriers avant de les renvoyer vers des destinations lointaines dans des gros-porteurs long-courriers pleins à craquer », explique Stephane Albernhe, président du cabinet de conseil Archery Strategy Consulting.
Un nouveau venu
Mais ce modèle « a été écorné à deux reprises, d’abord par l’arrivée de long-courriers plus petits, comme le Boeing 787 et l’Airbus A350, moins chers à opérer, moins gourmands en carburant et aussi plus faciles à remplir de passagers, notamment sur des destinations d’une ville à une autre », précise M. Albernhe. Puis la survenue du Covid-19 a mis à l’arrêt les vols long-courriers.
La reprise du trafic a permis à un nouveau venu de bousculer une hiérarchie bien établie. A peine quatre ans après son ouverture, le nouvel aéroport international d’Istanbul est déjà devenu, selon le classement du Conseil international des aéroports (ACI), le numéro deux mondial en 2021, avec 26,46 millions de passagers. Juste derrière les 29,11 millions de passagers de Dubaï, mais devant Amsterdam-Schiphol (25,48 millions), Francfort (22,69 millions) et Paris-Charles-de-Gaulle (22,61 millions).
La plate-forme stambouliote a été aidée par la montée en puissance de Turkish Airlines, devenue la deuxième compagnie européenne, avec près de 400 avions et 342 destinations, dont 289 à l’international. « Avec trois hubs dans un rayon de quelques dizaines de kilomètres, Dubaï, Doha et Abou Dhabi peuvent s’inquiéter », estime un expert du marché asiatique.
Pour doper sa croissance, le couple Turkish Airlines-aéroport d’Istanbul « a adopté une stratégie différente des autres hubs du Golfe, en multipliant les lignes pour aller chercher les passagers un peu partout en Europe avec des moyen-courriers », ajoute ce spécialiste. Cette fois, pas de gros-porteurs qui amènent des passagers en transit qui repartent vers leur destination finale avec d’autres gros-porteurs.
Pour s’imposer, les hubs devront trouver le bon équilibre entre « l’optimisation des transferts et la gestion des flux pour les passagers affaires », signale le patron d‘Archery Strategy Consulting, et, poursuit-il, « leur capacité à attirer une autre clientèle, les touristes, qui voudront dépenser de l’argent dans les boutiques d’aéroport », comme à Singapour ou à Dubaï.