Vers un développement durable de l’environnement spatial
Les acteurs du domaine se mobilisent pour protéger les orbites menacées par les mégaconstellations de satellites et les débris
Pierre Barthélémy. Le Monde
En 2025, la mission active d’élimination de débris ClearSpace-1 désorbitera un adaptateur de charge utile du lanceur européen Vega. CLEARSPACE SA
L’espace est-il menacé par la « tragédie des communs », cette théorie selon laquelle la surexploitation d’une ressource commune mène à sa destruction ? Est-il urgent de mettre en place des règles pour la protection des orbites les plus utilisées, menacées par la multiplication des satellites et des débris spatiaux ? Réunis à Paris du 18 au 20 janvier à l’occasion d’un atelier sur la durabilité de l’espace organisé par le Centre national d’études spatiales (CNES), quelque 80 acteurs du domaine – agences, constructeurs de satellites, opérateurs, prestataires, venus d’Europe et des Etats-Unis – ont unanimement répondu oui.
L’irruption des acteurs privés du new space et des mégaconstellations de satellites fournissant de l’Internet haut débit, la baisse des coûts d’accès à l’espace, tout cela a changé la donne. « En 2016, rappelle Juan Carlos Dolado, spécialiste des débris spatiaux et cofondateur, en 2022, de la société Look Up Space, il y avait 1 000 satellites en orbite. Entre 2017 et 2019, on en a lancé 1 000 autres. Sur la seule année 2020, on en a lancé 1 000 de plus. Et en 2022, on en a envoyé 2 100… »
« On surveille le début d’une exponentielle », confirme Vincent Ruch, ingénieur au CNES et spécialisé dans la surveillance de l’espace. Actuellement, entre 26 000 et 36 000 objets de plus de 10 centimètres tournent au-dessus de nos têtes, satellites en activité ou hors service, éléments de fusée, gros débris… Or, plus l’espace s’encombre, plus grandit le risque d’accidents. Avec la menace du syndrome de Kessler, ce phénomène de collisions en chaîne popularisé par le film Gravity (Alfonso Cuaron, 2013). On enregistre déjà « entre trois et dix fragmentations chaque année, précise Vincent Ruch. Certaines concernent des objets plutôt passifs, sans grande énergie, et créent peu de débris. Mais quand c’est l’étage supérieur d’une fusée qui explose, cela peut engendrer des centaines de nouveaux débris ».
Orbites « cimetières »
La question des débris est intimement liée à celle des satellites en fin de vie ou déjà morts, car les « épaves » de l’espace ne peuvent plus être manœuvrées en cas de risque de collision et sont aussi les plus susceptibles de voir leurs réservoirs ou leurs batteries exploser spontanément. On comprend mieux l’importance de les « passiver » – c’est-à-dire de les vider de toute leur énergie – et de les « désorbiter », ce qui, selon la réglementation actuelle, doit être fait dans les vingt-cinq ans suivant la fin de leur activité.
Il y a quelques années, on estimait que, si 90 % des satellites hors service étaient mis au rebut, le nombre de débris n’augmenterait pas. « Mais, tempère Vincent Ruch, c’était un scénario optimiste qui ne tenait pas compte des fragmentations accidentelles ni de l’existence de grandes constellations. » La réalité colle d’autant moins aux prévisions qu’on se situe très loin du ratio de 90 % : le chiffre réel tourne plutôt autour de 30 %. Conséquence : même en cessant d’expédier des engins en orbite, le nombre de débris continuerait de croître.
Les acteurs du spatial ne sombrent pas dans le fatalisme pour autant et se mobilisent pour garder les orbites les plus propres possible. Le premier effort concerne la fin de vie des satellites. Les opérateurs de satellites géostationnaires (qui, à 36 000 kilomètres d’altitude, ne retomberont jamais sur Terre) tentent désormais de les remonter sur des orbites « cimetières » afin qu’ils ne gênent personne. Pour les engins en orbite basse (moins de 2 000 kilomètres), la solution consiste à les désorbiter. Ainsi l’opérateur Eumetsat a-t-il redescendu de plus de 300 kilomètres le vieux satellite de météorologie européen MetOp-A grâce à une série de manœuvres réalisées en novembre 2021. Sur sa nouvelle orbite, située à 500 kilomètres d’altitude, MetOp-A retombera naturellement en une vingtaine d’années, alors qu’à 817 kilomètres cette redescente aurait pris plus d’un siècle.
Ce genre d’opérations n’est toutefois possible que si l’engin répond aux ordres et a conservé assez de carburant pour se déplacer. Ce n’est pas le cas par exemple pour les étages supérieurs de fusée ou les adaptateurs qui servent d’interface entre les satellites et leurs lanceurs. Pour eux est développée une solution d’un nouveau genre, le « retrait actif de débris », expression que l’on rendra plus imagée en parlant de camion-poubelle de l’espace. La première démonstration grandeur réelle aura lieu en 2026 : la société suisse ClearSpace a été mandatée par l’Agence spatiale européenne (ESA) pour se positionner près d’un de ses adaptateurs, une pièce d’une centaine de kilogrammes, s’en saisir délicatement avec un dispositif semblable à une pince à sucre géante et se précipiter avec elle dans l’atmosphère afin de s’y consumer.
Une autre manière de gérer la vieillesse d’un satellite consiste à lui administrer… une cure de jouvence. A deux reprises, en 2020 et 2021, le géant américain de la communication par satellite Intelsat a fait appel aux services des Mission Extension Vehicles élaborés par SpaceLogistics, filiale du constructeur Northrop Grumman. Maîtrisant la délicate technique du rendez-vous spatial, ces engins se sont arrimés à deux satellites situés en orbite géostationnaire pour assurer à leur place le positionnement dans l’espace, leur offrant cinq ans de vie supplémentaires.
Récupération et recyclage
Ainsi que l’explique Joe Anderson, vice-président de SpaceLogistics, la deuxième génération de ces « dépanneuses » robotisées devrait s’envoler « en 2024 pour installer, sur de vieux satellites, des petites unités de propulsion, mais aussi faire des inspections, des réparations simples ou des repositionnements ». La troisième génération, prévue pour 2027, devrait quant à elle effectuer du ravitaillement en carburant et des remises à niveau. Et, pour la quatrième génération, censée arriver au cours de la prochaine décennie, SpaceLogistics envisage de la construction dans l’espace, de la récupération de dispositifs encore opérationnels, voire du recyclage.
Joe Anderson évoque ainsi « la fusion de l’aluminium d’un vieux satellite pour le recycler ». On est à la limite de la science-fiction, mais, selon Pierre Omaly, expert en débris spatiaux au CNES et organisateur de l’atelier des 18, 19 et 20 janvier, « le recyclage, ce serait le Graal ! Si on considère les débris comme recyclables, cela leur donne une valeur et donc on ira volontiers les chercher ». Tandis qu’à l’heure actuelle, tout le monde, hormis quelques agences étatiques, répugne à sortir le chéquier pour payer les éboueurs de l’espace…
Les solutions techniques pour conserver un espace propre existent ou sont en passe d’exister. Mais, les spécialistes en conviennent, elles ne sont pas suffisantes. « Elles ne serviront à rien si on ne respecte pas la réglementation », insiste Vincent Ruch. L’ESA voudrait même faire évoluer la régulation vers plus de comportements vertueux. Notamment revoir la règle des vingt-cinq ans pour la mise au rebut des vieux satellites, et ramener ce délai à cinq ans, imitant ainsi les Etats-Unis, qui le souhaitent aussi. La France, de son côté, prépare la révision de la loi sur les opérations spatiales afin de la rendre plus stricte encore.