e-fuel

Source: Le Monde

Les carburants de synthèse, une technologie controversée

Les e-fuels, promus par l’Allemagne, afin de déroger à la fin programmée des moteurs thermiques en 2035, sont loin d’être la panacée

Jean-Michel Normand

ANALYSE

En obtenant un accord visant à autoriser la vente au-delà de 2035 des véhicules à moteur thermique utilisant un carburant de synthèse, l’Allemagne a réussi un tour de force. Avec ses alliés italiens et polonais, Berlin a convaincu l’Union européenne (UE) de consentir une exception à la fin des moteurs thermiques au profit d’un type d’énergie dont la production est encore embryonnaire et dont la communauté scientifique doute des qualités environnementales. 

L’UE doit désormais établir une disposition – qui prendrait la forme juridique d’actes délégués – permettant de classer les voitures fonctionnant aux e-carburants comme neutres en carbone. Berlin espère que ce processus législatif aboutira d’ici à l’automne 2024. Jusqu’à présent, ces e-carburants (pour électro-carburants, fabriqués à partir d’électricité en principe renouvelable) étaient considérés comme une option marginale susceptible de prolonger la carrière de modèles sportifs de luxe commercialisés par Ferrari ou Porsche. 

Désormais, ils sont présentés par leurs promoteurs comme une alternative globale aux véhicules électriques, seuls capables de facto d’atteindre les objectifs de décarbonation fixés par l’Europe. Les e-fuels devraient pouvoir être utilisés « dans un grand nombre de voitures existantes », assure Oliver Blume, patron du groupe Volkswagen et l’un des inspirateurs de la volte-face allemande vis-à-vis du projet d’interdiction des voitures thermiques à l’horizon 2035.

« Grosse dépense énergétique »

Les carburants de synthèse ne sont pas nouveaux. La plupart sont produits selon le procédé Fischer-Tropsch, une invention tout juste centenaire qui fut exploitée pendant la seconde guerre mondiale par l’Allemagne nazie afin de compenser la rareté de ses ressources pétrolières et d’assurer l’approvisionnement de son armée. Leur fabrication réclame de l’hydrogène, produit par le biais de l’électrolyse de l’eau, en utilisant de l’électricité décarbonée et du monoxyde de carbone (CO) issu du CO2, prélevé, le plus souvent, au sortir de la cheminée d’une industrie polluante, comme une cimenterie. Dans la mesure où ce carburant reconstitué rejette de l’oxyde de carbone préalablement capturé, il est considéré comme neutre en matière d’émissions de CO2, qu’il s’agisse d’e-essence, d’e-diesel ou d’e-kérosène.

Les partisans des e-fuels (parmi lesquels la plupart des marques de luxe, mais aussi des équipementiers allemands tels Bosch et ZF ou des compagnies pétrolières comme ExxonMobil, regroupés au sein de la très influente eFuel Alliance) ajoutent que les électro-carburants ne rejettent pas de soufre ou d’hydrocarbures polyaromatiques. Ils émettent néanmoins d’autres polluants, tels les oxydes d’azote (NOx), ainsi que des particules imbrûlées, quoique en moindre quantité que les carburants fossiles. Autre atout : ils ne réclament pas la mise en place d’un réseau de distribution spécifique. Le tableau se dégrade lorsque l’on considère le mode d’élaboration de ces carburants de synthèse. « Ils exigent une très grosse dépense énergétique, surtout pour la fabrication de l’hydrogène, qui doit être impérativement “vert”, sinon produire du e-carburant n’a aucun sens », prévient Antonio Pires da Cruz, responsable du programme carburants et émissions à l’IFP Energies nouvelles.

Rendement « catastrophique »

« On fonde toutes les équations du e-fuel sur une large disponibilité d’électricité décarbonée pour arriver, au mieux, à un jeu à somme nulle en matière de CO2, mais cette électricité est très peu disponible, et cela va peser sur les coûts », insiste Frédéric Charon, directeur général de la Société des ingénieurs de l’automobile (SIA). Selon lui, « il existe un large consensus pour considérer que le carburant de synthèse est quatre à cinq fois plus cher à produire que le carburant fossile ». Les partisans des e-fuels estiment cependant que la progression de la demande provoquera un appel d’air suffisant pour faire progressivement baisser les coûts de production.

La SIA souligne également le rendement des électro-carburants, que certains qualifient de « catastrophique »« On peut tabler sur 10 % à 12 %, contre 23 % pour l’hydrogène et plus de 70 % si l’on utilise directement l’énergie électrique » disponible dans une batterie, assure son directeur général, dont le verdict est sans appel. « Pour des véhicules légers, dit-il, l’e-fuel est une aberration. »

Les experts s’interrogent aussi sur la capacité à produire ces carburants en quantité suffisante. « Il faudrait lancer dès à présent une énorme mobilisation de capitaux, car les unités existantes et les projets en cours sont loin de répondre aux besoins », considère Florence Delprat-Jannaud, directrice du centre de résultats produits énergétiques à l’IFP Energies nouvelles. « Les carburants de synthèse devraient aller en priorité à l’aviation, qui, contrairement à l’automobile, ne peut pas s’en remettre à d’autres solutions », comme l’installation de lourdes batteries. Ou au transport maritime.

En 2030, estime Transport & Environment, le prix à la pompe de l’e-fuel devrait atteindre l’équivalent de 2,82 euros le litre, soit 47 % de plus que le tarif de l’essence actuelle. Après 2035, « seuls les riches pourront s’offrir ce carburant, tandis que tous les autres seront poussés à contourner les règles et à utiliser de l’essence fossile à la place », cingle l’ONG. Celle-ci considère que la solution technique proposée par l’UE – l’installation à bord des futurs modèles thermiques d’un boîtier capable de détecter l’origine de l’essence utilisée – n’est pas fiable, car les voitures thermiques peuvent fonctionner indifféremment avec un carburant fossile ou artificiel.–

Wikipedia: https://en.wikipedia.org/wiki/Fischer%E2%80%93Tropsch_process

https://www.icao.int/environmental-protection/Pages/SAF_RULESOFTHUMB.aspx

et https://www.etipbioenergy.eu/images/ETIP_B_Factsheet_FT_R1.pdf