Europe: crise des lanceurs

Source: Le Monde du 16-10-2023

ÉCONOMIE | CHRONIQUE

Par Stéphane Lauer

L’industrie spatiale européenne est à un moment charnière de son histoire. Le secteur traverse une crise des lanceurs marquée par les reports successifs d’Ariane-6, tandis que Vega-C est clouée au sol. Ces difficultés se doublent de profondes dissensions entre les Etats européens sur la stratégie à mener. Le sommet européen de l’espace de Séville, les 6 et 7 novembre, constitue un rendez-vous crucial pour l’avenir technologique du continent.

Les Européens doivent saisir cette occasion pour revoir l’organisation de la filière, tout en se fixant des objectifs ambitieux et inspirants. A défaut, ils prennent le risque de se retrouver du mauvais côté du télescope en se condamnant à rester spectateurs d’une course à l’espace qui ne fait que commencer. Les retards de calendrier et les problèmes techniques que connaissent les lanceurs européens ne sont que la partie émergée du problème. Derrière ces ratés transitoires se cache un mal plus profond, dont la concurrence américaine de SpaceX sert de révélateur. Taille et capacité de réutilisation du lanceur, économies d’échelle grâce à la multiplication des lancements : tous les leviers qui permettent d’abaisser les coûts de transport pour les clients sont en faveur de la société d’Elon Musk. A cela s’ajoute une efficacité redoutable de SpaceX en termes de rapidité de prise de décision et d’adaptabilité aux aléas grâce à une plus grande digitalisation.

L’Europe, elle, s’est enferrée avec la règle « du retour géographique ». La pratique prévoit que chaque pays contributeur au budget de l’Agence spatiale européenne (ESA) récupère sous forme de contrats attribués à son industrie un montant équivalent à sa contribution, même si elle n’est pas la plus performante dans son domaine. La lourdeur et l’inefficacité du modèle sont devenues des boulets à l’heure du new space.

« Introduire de la compétition »

« Le problème pour l’Europe n’est pas qu’une question de moyens financiers :SpaceX est dix fois plus efficace sur chaque euro investi et la seule façon de relancer l’efficacité, c’est d’introduire de la compétition », affirme Cédric O, ex-secrétaire d’Etat chargé du numérique et coauteur de « Revolution Space », un rapport de douze experts, présenté en mars à l’ESA.

Compétition. Pendant longtemps, le mot est resté tabou jusqu’à ce que l’Allemagne veuille s’affranchir d’un modèle jugé trop coûteux et soupçonné de surtout servir les intérêts français. Historiquement, la dissuasion nucléaire hexagonale s’est appuyée sur la technologie développée dans les lanceurs. La patience des Allemands a été poussée à bout il y a un an, lorsque le patron d’Arianespace avait promis, les yeux dans les yeux, au chancelier Olaf Scholz que le premier tir d’Ariane-6 aurait lieu en 2023, alors que tous les protagonistes savaient que le pari était impossible. Depuis, la défiance est à son comble et pour Berlin, désormais, le monopole d’Ariane, c’est : « nein, danke ».

Forte de sa récente montée en puissance sur les petits lanceurs, l’Allemagne exige davantage de mises en concurrence. Une perspective qui n’enchante guère les Italiens, qui verraient leur champion national, Avio, perdre des parts de marché chèrement acquises sur ce segment. Même si la France n’est pas à l’aise avec le sujet, Paris semble prêt à faire des concessions en acceptant la compétition sur les petits lanceurs, tout en l’envisageant à terme pour les plus gros, pour un jour concurrencer Ariane. L’un des enjeux du sommet de Séville consistera à déterminer si le « bougé » français est suffisant aux yeux des Allemands pour qu’ils continuent à court terme à participer au financement d’Ariane.

L’autre sujet épineux de la réunion porte sur l’exploration spatiale. L’Europe doit bouleverser son mode d’organisation, à l’instar de la révolution entreprise par la NASA dans la foulée de l’accident de la navette Columbia en 2003. L’agence américaine avait choisi l’externalisation, avec des contrats de mission confiés à des partenaires privés. Un fonctionnement qui a abouti à faire de SpaceX l’acteur majeur qu’il est aujourd’hui.

L’ESA pourrait suivre la même voie en définissant ses besoins, pour ensuite lancer des appels d’offres auprès de start-up agiles et innovantes. Fortes d’un carnet de commandes publiques, ces entreprises donneraient à leurs investisseurs davantage de visibilité et donc de confiance dans la prise de risque. L’argent public aurait ainsi un effet de levier beaucoup plus important, en sollicitant des fonds privés qui ne demandent qu’à s’investir dans un marché du new space évalué à 1 000 milliards de dollars (environ 950 milliards d’euros) à l’horizon 2040.

L’écosystème susceptible de signer ces contrats de mission commence à émerger. La start-up The Exploration Company, dirigée par la Française Hélène Huby, montre la voie. La société, spécialisée dans les missions « cargo » de ravitaillement d’une station spatiale en orbite, grâce à une capsule réutilisable, a été créée il y a seulement deux ans. Après avoir levé 50 millions d’euros, elle vient de remporter un contrat de plus de 150 millions de dollars auprès de l’américain Axiom Space. Un exemple d’appel d’offres dont pourrait s’inspirer l’ESA, en devenant un donneur d’ordre ambitieux.

« La crise des lanceurs doit être l’élément déclencheur de la transformation dont l’Europe spatiale a besoin », affirme Mme Huby. Le sommet de Séville peut amorcer cet aggiornamento. Alors que pour les Américains, les Chinois, les Indiens ou les Russes les enjeux géostratégiques et technologiques de l’exploration spatiale sont une évidence, l’Europe doit se mettre en ordre de bataille avant qu’il ne soit trop tard. Faute de partir à la conquête de la Voie lactée, le Vieux Continent pourrait finir dans la voie de garage de l’histoire. « Nous ne pouvons pas abandonner notre ciel aux autres », alerte Cédric O. Comme le souligne le rapport « Revolution Space », le coût de l’inaction risque d’être très supérieur à celui de l’audace.