Source: Le Monde
L’industrie de défense française sous pression
La Corée du Sud, Israël et la Turquie font figure de sérieux rivaux pour le complexe militaro-industriel tricolore
Jean-Michel Bezat
La France arbore fièrement la réussite de la base industrielle et technologique de défense (BITD) : 4 000 entreprises travaillant pour les armées, dont 450 sont jugées stratégiques et 600 exportent dans le sillage d’Airbus, Dassault Aviation, Nexter, Naval Group, MBDA, Thales ou Safran. Née dans les années 1960 de l’ambition gaulliste d’indépendance, elle produit presque tous les équipements militaires, évitant aux forces terrestres, navales et aériennes de les acheter « sur étagère » aux Américains et aux Européens.
Cette ambition a une faiblesse, liée au statut de puissance moyenne de la France : ses armées offrant un débouché limité, la BITD doit exporter pour survivre. Et le Rafale pèse lourd avec ses moteurs Safran, son électronique Thales et ses missiles MBDA : en 2022, les quatre-vingts avions de combat de Dassault vendus aux Emirats arabes unis ont représenté les deux tiers des 27 milliards d’euros d’exportations du pays, en le portant à la troisième place mondiale, derrière les Etats-Unis et la Russie.
« La France est monoproduit. Sans le Rafale, elle serait marginalisée », observe Marc Chassillan, ingénieur de l’armement et consultant défense. En recul en Europe, elle est aussi de plus en plus dépendante des pays du Moyen-Orient. Elle peine à vendre frégates et sous-marins ; ses industriels ne produisent plus de chars Leclerc, un échec à l’export. Les véhicules blindés Jaguar et Griffon, eux, n’ont trouvé preneur qu’en Belgique grâce à une étroite coopération militaire entre Paris et Bruxelles. Si le canon Caesar est très demandé, Nexter ne peut répondre à toutes les demandes.
Dans l’armement terrestre, « l’offre mondiale est devenue pléthorique », constate M. Chassillan. Des exportateurs de second rang pointent le bout du canon (Emirats arabes unis, Brésil, Afrique du Sud, Egypte…), mais les poids lourds historiques du marché de la défense s’inquiètent de concurrents plus redoutables : la Corée du Sud, la Turquie et Israël. « [Ces acteurs]bénéficient d’une montée en gamme de leurs produits et d’un contrôle export désinhibé », souligne le rapport 2023 du gouvernement au Parlement sur les exportations d’armes.
Réarmement planétaire
Quand la Pologne a commandé à la Corée du Sud 1 000 chars K2, 500 obusiers K9, des centaines de missiles et cinquante avions FA-50, en 2022, les industriels du Vieux Continent ont été surpris, sans pouvoir riposter. Dans une Europe qui avait écarté le scénario d’un conflit de haute intensité, l’outil industriel s’est atrophié.
L’industriel coréen Hanwha rappelle, de son côté, que son pays est « prêt pour la guerre » depuis l’armistice de 1953 avec la Corée du Nord. Séoul fournit des matériels aux standards de l’OTAN à des prix compétitifs. Quand on peut avoir deux K2 pour le prix d’un Leopard 2, le choix est vite fait. A la 31e place des exportateurs en 2000, la Corée occupait la 9e en 2022, selon le Stockholm International Peace Research Institute, et elle vise la 4e en 2027.
« Cette ambition exportatrice est partagée par la Turquie [12e exportateur mondial en 2022], note Léo Péria-Peigné, chercheur à l’Institut français des relations internationales. La constitution d’une BITD est un enjeu de souveraineté stratégique pour elle aussi. Elle produit beaucoup pour son armée de masse. L’exportation lui garantit de la rentabilité, et Ankara veut mordre sur le marché européen, comme la Corée du Sud. » Israël et sa BITD high-tech bénéficient aussi du réarmement planétaire. « Elle a fait une razzia de contrats en 2023 et va gagner plusieurs places au classement mondial », dont elle occupait la 10e place en 2022, rappelle M. Chassillan. L’Etat hébreu vend son obusier de 155 mm Atmos, des tourelles téléopérées, des missiles antichars, des systèmes antiaériens ou de protection active des blindés.
L’Hexagone conserve des points forts : missiles, satellites d’observation… Thales reste une référence dans les activités cyber, et surtout les radars. Mais la France accuse un énorme retard pour les drones, alors que la Turquie en offre une gamme complète. La délégation générale de l’armement du ministère des armées admet en outre que la France a raté les « offset », ces compensations en production locale et en transferts de technologies. Elle a longtemps privilégié l’emploi sur le territoire national et rechigné à transférer des savoirs aux clients étrangers, alors que ces concessions étaient devenues un passage obligé pour décrocher de gros contrats.
Varsovie a vu dans l’accord avec Séoul « l’aboutissement d’une coopération construite pendant de nombreuses années » par deux pays inquiets d’un repli du parapluie protecteur américain. « C’est une opération gagnant-gagnant, remarque Renaud Bellais, codirecteur de l’Observatoire de la défense de la Fondation Jean Jaurès. La Pologne veut des livraisons rapides et une production locale ; la Corée peut prélever sur ses énormes stocks d’armement et internationalise son industrie. »
La France a fait évoluer sa doctrine. A l’instar des Foreign Military Sales (« ventes militaires à l’étranger ») des Américains, « une nouvelle logique de partenariat stratégique d’Etat à Etat se met en place », avec des dimensions militaire, diplomatique et économique, relève M. Péria-Peigné en citant la Grèce, l’Inde et les Emirats. Elle doit permettre de structurer une offre de long terme pour vendre plusieurs types d’armements au même pays (avions, hélicoptères, frégates, satellites…), tout en se maintenant à la pointe des technologies. « La France restera dans le peloton de tête avec une nouvelle gamme d’équipements », juge le chercheur de l’IFRI.
La guerre en Ukraine a fait apparaître une nouvelle contrainte : le calendrier de livraison et la disponibilité des matériels. « Ils tendent à devenir des critères centraux » dans la négociation des contrats, répète le ministre des armées, Sébastien Lecornu. Car le risque de marginalisation est réel.
Sur les 100 milliards d’euros d’achats d’armement des pays de l’Union européenne conclus entre le début du conflit en Ukraine et l’été 2023, 78 % l’ont été à des industriels non européens, les Américains en raflant 63 %, a calculé Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques ; dans les 22 % restant aux Européens, Paris n’en a décroché que 12 %, soit 2,5 milliards d’euros.