Boeing: les financiers contre les ingénieurs ?

Une analyse parue dans le journal Le Monde

Chez Boeing, la finance contre les ingénieurs

Arnaud Leparmentier(New York, Correspondant)

ANALYSE

Après la catastrophe évitée à bord d’un Boeing 737 MAX 9 d’Alaska Airlines, dont une partie du fuselage a été arrachée, vendredi 5 janvier, le PDG de l’avionneur américain, David Calhoun, a fait amende honorable devant les cadres de Boeing, mardi 9 janvier : « Nous allons aborder cela d’abord en reconnaissant notre erreur », a-t-il expliqué, ajoutant que les compagnies aériennes étaient « profondément ébranlées », mais qu’elles allaient conserver leur « confiance en [eux]tous ».

Vraiment ? Après que les inspections d’autres appareils ont montré que les vis de la pièce qui bouche l’espace réservé à une possible porte de secours supplémentaire n’étaient pas bien serrées ? Après la catastrophe de deux 737 MAX en 2018 (Lion Air, Indonésie, 189 morts) et 2019 (Ethiopian Airlines, 157 morts), qui ont révélé des défauts de conception et une volonté de dissimulation aux autorités de régulation américaines ?

On peut prétendre, comme certains analystes financiers, qu’il s’agit d’un problème de contrôle qualité qui sera vite surmonté. En réalité, la confiance en Boeing est brisée. « Ils sont revenus cinq ans en arrière. Calhoun doit faire quelque chose de radical pour sortir de cela. C’est une entreprise qui semble se soucier des profits plus que de la sécurité », a accusé, le 9 janvier sur CNBC, Paul Argenti, professeur de communication d’entreprise à l’université Dartmouth (New Hampshire).

De fait, le logiciel de M. Calhoun et des équipes de Boeing est en cause. Le patron est un disciple de Jack Welch (1935-2020), qui, dirigeant de General Electric de 1981 à 2001, en avait fait l’entreprise la plus puissante du monde, privilégiant la rentabilité. Le conglomérat s’est effondré et a fini démantelé, tandis que Jack Welch est accusé d’avoir tué le capitalisme industriel américain. Ses héritiers, parmi lesquels M. Calhoun, sont aujourd’hui accusés de tuer Boeing, géant de l’aéronautique civile et militaire. Trop gros pour tomber, il aurait peut-être sombré s’il n’était pas stratégique et n’avait pas été sauvé par le refinancement avantageux des « années Covid ».

Multiples défaillances de production

Tout remonte à la bascule de la culture d’entreprise intervenue au tournant du siècle, avec la montée d’Airbus, que la firme n’avait jamais pris au sérieux, et la course aux économies. Comme l’explique le journaliste Peter Robison dans son ouvrage Flying Blind (« voler à l’aveugle », Anchor Books, 2022, non traduit), le slogan de l’entreprise, « travailler ensemble », est devenu « davantage pour moins cher ». Boeing est passé d’une culture d’ingénieurs à une culture de financiers et de commerciaux. En dépit de ses déboires, il vaut plus qu’Airbus en Bourse.

Le drame se noue en 2000, lors d’une grande grève des 23 000 ingénieurs de Seattle (Etat de Washington), qui conduit à un divorce entre les ingénieurs syndiqués et la direction. Cette dernière décide alors de déménager son siège à Chicago (Illinois), loin de ses centres de production.

Il faut aussi faire des économies sur les nouveaux projets. Le lancement du Boeing 777 avait fait la fierté des équipes dans les années 1990. Pour son projet de 787 Dreamliner, la direction fixe un budget plus faible de 60 % que celui du 777. Boeing décide d’en délocaliser la production dans l’Etat non syndiqué de Caroline du Sud, avec des salaires deux fois moindres, mais peine à former ses techniciens. En Europe, le droit du travail, qui complique les licenciements et renchérit la main-d’œuvre, force Airbus à monter en gamme et en automatisation.

La demande de moyen-courriers s’envole. L’avionneur de Seattle subit alors plusieurs humiliations : en 2010, le patron de Ryanair, Michael O’Leary, propose d’acheter 300 Boeing 737 à un prix 20 % au-dessous du coût de revient de Boeing. Un an plus tard, American Airlines menace de préférer l’A320 d’Airbus. La direction de Boeing décide alors non pas de concevoir un nouvel appareil, ce qui aurait coûté 25 milliards de dollars (près de 23 milliards d’euros), mais de moderniser ses 737, moyennant 2,5 milliards de dollars. Le projet est mal conçu : les moteurs, plus gros et fixés plus en avant sous les ailes, déséquilibrent l’appareil. Plutôt qu’une correction très coûteuse de la conception de l’avion, on lui adjoint un logiciel pour le rééquilibrer.

Boeing se heurte alors à une nouvelle exigence des compagnies aériennes low cost américaines : elles ne veulent pas que leurs pilotes aient à suivre de coûteuses formations et souhaitent qu’ils puissent passer, comme chez Airbus, d’un modèle à l’autre. Boeing prétend, contre l’évidence, que les pilotes n’ont pas besoin d’une formation pour piloter les 737 MAX, ce qui sera fatal aux pilotes de Lion Air et d’Ethiopian Airlines.

Pendant ce temps, l’entreprise rachète ses actions pour soutenir son cours de Bourse, paye royalement ses dirigeants et externalise tout ce qu’elle peut. Dès 2005, elle filialise sous le nom de Spirit AeroSystems son usine de Wichita (Kansas) afin de ne pas octroyer aux ouvriers de cet Etat rural les mêmes augmentations qu’à Seattle. Elle transforme aussi des coûts fixes en coûts variables, en externalisant la fourniture du fuselage. Cette filiale, aujourd’hui en quasi-perdition économique, multiplie les défaillances de production.

Boeing s’intéresse-t-il encore à l’aéronautique civile ? On peut en douter, tant il est biberonné à la commande militaire, surtout depuis qu’il a fusionné, en 1997, avec le canard boiteux McDonnell Douglas. Dès 2003, une étude avait révélé que, sur la valeur de l’action de 35 dollars, la partie civile ne valait que 3 dollars. Les contrats militaires, avec leurs avances, sont tellement plus confortables ! Le nouveau déménagement de son siège, en 2022, de Chicago à Washington, confirme que la direction a pour priorité les contacts avec le Pentagone et le lobbying politique. Loin, trop loin des ingénieurs.

Source: Le Monde

L’autorité américaine de l’aviation ouvre une enquête sur Boeing

La Federal Aviation Authority démarre l’inspection de 171 appareils

Arnaud Leparmentier

NEW YORK – correspondant

Moins d’une semaine après l’accident d’Alaska Airlines qui a vu, vendredi 5 janvier, une pièce de la carlingue d’un Boeing 737 MAX 9 arrachée dans les airs, la Federal Aviation Authority (FAA), a lancé, jeudi 11 janvier, une enquête contre Boeing. La firme aéronautique a reçu un avertissement sévère de l’autorité de surveillance. « Cet incident n’aurait jamais dû se produire et cela ne peut pas se reproduire », déclare la FAA dans un communiqué. « Les pratiques de fabrication de Boeing doivent être conformes aux normes de sécurité élevées auxquelles ils sont légalement tenus de se conformer. » Le National Transportation Safety Board (NTSB), agence du gouvernement des Etats-Unis, responsable des investigations sur les accidents aériens enquête aussi.

« Nous coopérerons pleinement et de manière transparente avec la FAA et le NTSB dans leurs enquêtes », répond Boeing dans un communiqué laconique. Dès mardi, son patron David Calhoun avait déclaré aux dirigeants de l’entreprise réunis en urgence qu’ils allaient commencer par reconnaître leur « erreur ». En réalité, l’incident survient alors que la défiance est majeure en raison des précédents : en 2018 et 2019, deux 737 MAX 8 s’étaient abîmés tuant 346 personnes en raison de malfaçons et il était apparu que Boeing avec voulu berner les autorités de régulation.

Dans la foulée, la FAA a ordonné l’immobilisation de 171 737 MAX 9, détenus essentiellement par Alaska Airlines et United. L’inspection est censée durer entre quatre et huit heures. Mais aucun appareil n’a pu revoler pour l’instant en raison de l’absence d’instructions précises et définitives de la FAA et de Boeing. 

« Pas une surprise »

Les deux compagnies aériennes avaient indiqué dès lundi avoir découvert des vis mal serrées alors qu’elles doivent maintenir en place la pièce de bouchage qui remplace une porte de secours, celle-là même qui s’est détachée de l’appareil d’Alaska Airlines. La défaillance technique de Boeing suscite l’hallali. « Ce n’est pas une surprise, malheureusement », a accusé sur CNBC Ed Pierson, ancien salarié de Boeing et lanceur d’alerte, dénonçant« la course à la production d’avions » lancée par Boeing et son lobbying pour éviter les inspections.

Le fournisseur du fuselage de Boeing, une ancienne division de Boeing externalisée en 2005 sous le nom de Spirit AeroSystems, est aussi dans le collimateur. L’entreprise faisait l’objet d’une plainte fédérale collective (« class action ») déposée en mai 2023 et amendée en décembre, de la part d’investisseurs déplorant que l’entreprise eût connu des « défauts de qualité persistants ». La plainte rappelait deux défaillances graves : Spirit avait « mal percé des trous sur la cloison étanche arrière du 737 MAX » et laissé passer un « défaut lié aux raccords des ailerons de certains 737 MAX ».

Ces problèmes signalés par Boeing en 2023 avaient conduit à un effondrement de la production en septembre. La plainte s’appuie, entre autres, sur un e-mail d’un employé aux dirigeants de l’entreprise dénonçant « un nombre excessif de défauts ». Selon la plainte, les problèmes étaient « généralisés », avec « la présence régulière de débris de corps étrangers dans les produits Spirit, des attaches manquantes, de la peinture écaillée et un revêtement de mauvaise qualité ». Spirit AeroSystems a déclaré être « en désaccord complet avec [c]es affirmations »

L’entreprise a connu une grève pour de meilleurs salaires fin juin tandis qu’à l’automne, son PDG a démissionné. Afin de se relancer, Spirit AeroSystems a signé en octobre avec Boeing un accord financier et technique pour améliorer la qualité de la production et sa trésorerie. L’incident conduit à un regain de précaution chez les compagnies aériennes. Un Airbus A319 d’United Airlines a interrompu un vol mercredi et a atterri à Tampa, en Floride, après qu’un voyant a indiqué un éventuel problème de porte. Il a pu redécoller. La compagnie Alaska Airlines a proposé à ses passagers du vol sinistré le remboursement des billets et 1 500 dollars (1 370 euros) de dédommagement.