Ukraine: formation des pilotes

Source: Le Monde

En France, des Ukrainiens formés pour pouvoir voler sur des F-16

L’armée de l’air et de l’espace française s’est engagée à certifier une formation de 26 pilotes en deux ans, qui s’entraînent sur des Alphajet

Élise Vincent

REPORTAGE

Les visages sont aussi juvéniles que leurs regards sont graves, leurs silhouettes engoncées dans leurs combinaisons militaires aussi discrètes que leur parole est rare. Sous les hangars d’une base aérienne du sud-ouest de la France, dont le nom ne peut être divulgué pour des raisons de sécurité, depuis plusieurs mois, une poignée de jeunes pilotes ukrainiens s’entraîne à la guerre.

En cette mi-juin, c’est la première fois depuis le début de la guerre en Ukraine que l’armée de l’air et de l’espace ouvre les portes de cet entraînement qui a officiellement débuté en mars. Les recrues s’affairent. Là, au milieu des cartes de navigation pour préparer leur mission du jour, ici pour effectuer leurs heures de vols en simulateur, ailleurs encore, au milieu du tarmac, prêts à décoller pour un vol sur un appareil biplace avec un instructeur.

Pas de F-16 ici, l’avion de chasse sur lequel ils sont censés voler en Ukraine, mais des Alphajet. Grâce à la coopération franco-belge, une poignée de ces biréacteurs a pu être mise à disposition. Leur intérêt : ils sont équipés d’un tableau de bord imitant celui du F-16, les forces belges volant sur F-16 et s’étant, jusqu’en 2018, entraînées sur la base avec ces appareils. Les pilotes ukrainiens ne sont que dix, pour l’heure, selon l’armée de l’air et de l’espace. Certains n’ont jamais volé, d’autres ont une expérience sur L-39 Albatros, un avion d’entraînement de fabrication tchèque. Depuis leur arrivée en France, après un séjour de plusieurs mois au Royaume-Uni, notamment pour apprendre l’anglais, ils ont en tout cas été placés « sous bulle », comme le dit un officier français. Et même en cette journée de médiatisation, ils n’ont pas le droit d’échanger avec la presse. Seul leur âge a été communiqué : « entre 21 et 23 ans ».

Long processus

Leur formation sur le sol français est l’aboutissement d’un long processus amorcé il y a plus d’un an, en mai 2023, lors d’une réunion des alliés de Kiev à Rammstein, en Allemagne. Le fruit de longues discussions aussi techniques que sensibles, afin de faire coïncider l’urgence des besoins ukrainiens et les diverses contraintes opérationnelles des états-majors occidentaux.

Pour la France, l’enjeu a été double. D’un côté, réussir, comme d’autres alliés – y compris Américains –, à faire de la place à ces Ukrainiens au sein de son cursus de formation fortement embouteillé par l’entraînement de ses propres pilotes. De l’autre, suspendre in extremis le retrait du service de ses Alphajet, dont l’armée de l’air avait décidé de se séparer en 2023 – sauf pour la Patrouille de France.

La plupart des instructeurs français présents en cette mi-juin sont des réservistes d’une cinquantaine d’années, souvent chevronnés, qu’il a fallu rappeler. La base aérienne où a lieu la formation des Ukrainiens, elle, a dû pousser les murs pour réorienter « 60 % de son activité », selon ses cadres, vers l’entraînement de ces nouvelles recrues.

Au total, ce sont « vingt-six Ukrainiens en deux ans » que l’armée française s’est finalement engagée à former, assure le porte-parole de l’armée de l’air, présent sur place. Un effort notable, alors qu’en temps normal, elle certifie environ trente pilotes par an, à l’issue de quatre ou cinq années de formation. La première promotion d’Ukrainiens devrait ainsi être certifiée en septembre. « On a fait des choix », admet pudiquement le commandant de la base, le colonel Pierre. Ces choix concernent notamment le raccourcissement des délais d’apprentissage. En accord avec Kiev, le contenu des modules a été condensé, rogné. La formation des pilotes ukrainiens en France devrait durer six mois, contre dix-huit mois en temps normal. Au programme : découverte du vol en patrouille – soit à deux avions, pratique inhabituelle en Ukraine –, entraînement à la navigation « tactique » (soit à très basse altitude, 150 mètres), ou encore au tir avec canon de 30 mm.

En revanche, pas le temps de faire jusqu’à cent cinquante heures de vol en conditions réelles, comme l’imposent les normes habituelles : ce sera quatre-vingts heures sur Alphajet et cinquante heures sur simulateur. « L’idée n’est pas de calquer la situation en Ukraine », reprend le colonel Pierre. « Nous formons des pilotes opérationnels, pas des chefs d’escadrille », détaille le capitaine Benjamin, 44 ans, chef des opérations.

Après leur passage par la France, les Ukrainiens sont censés rejoindre une base en Roumanie, où ils apprendront cette fois à véritablement prendre en main les F-16. C’est en effet dans des bases « hors d’Ukraine », comme l’a indiqué, le 10 juin, un haut gradé de l’armée de l’air ukrainienne, lors d’une interview sur Radio Free Europe/Radio Liberty, que vont être stockés, durant quelque temps, les quelque soixante-cinq F-16 promis à Kiev par un certain nombre de pays : les Pays-Bas, la Belgique, le Danemark ou encore la Norvège.

Renforts au compte-gouttes

La France n’est pas la seule à rendre publique cette formation de pilotes. D’autres alliés de Kiev ont fait de même. Le 23 mai, un porte-parole de la garde nationale aérienne américaine a déclaré que les Etats-Unis venaient de certifier leur première promotion de pilotes ukrainiens, et que ceux-ci devaient arriver sous peu « en Europe » pour « un entraînement additionnel ». Le 21 mai, le ministre de la défense néerlandais a indiqué qu’une première promotion de « dix » membres du personnel de maintenance venait d’achever sa formation aux Pays-Bas.

Ces renforts arrivent toutefois au compte-gouttes, alors que Kiev apparaît en difficultés sur le terrain. « Il sera difficile de mesurer l’impact significatif des F-16 sur le champ de bataille avant 2025, et les attentes doivent être gérées en conséquence », soutiennent Christopher Koeltzow, Brent Peterson et Eric Williams, dans une note consacrée aux F-16 en Ukraine, pour le Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS). Selon des estimations ukrainiennes, seuls vingt pilotes formés par les Occidentaux seront employables d’ici à la fin de l’année.

De même, avec soixante-cinq F-16 promis, Kiev ne peut envisager d’inverser le rapport de force avec Moscou, estiment les chercheurs du CSIS. Ce format correspond peu ou prou à ce dont les forces ukrainiennes disposaient en mars 2023. « Or, selon les normes de l’OTAN, ce nombre d’appareils ne peut pas représenter plus de trois escadrons de chasse (avec dix-huit appareils par escadron). L’Ukraine a besoin de près de douze escadrons de chasse pour assurer le soutien aérien nécessaire à la guerre sur le terrain », ajoutent-ils.

La décision d’envoyer des Mirage 2000-5, annoncée par Emmanuel Macron le 6 juin, s’inscrit dans cette réalité, a indiqué une source au sein de l’armée de l’air vendredi, aux médias présents. Cet officier a confirmé qu’une part de ces Mirage serait bien prélevée sur les stocks de l’armée de l’air, à savoir sur son escadron basé à Luxeuil-les-Bains (Haute-Saône). « C’est acté », a-t-il assuré.