Source: Le Monde
La chasse aux drones russes, défi majeur pour l’Ukraine
Les engins de reconnaissance infligent des pertes sévères en coordonnant des frappes très précises. Kiev cherche la parade
Emmanuel Grynszpan
REPORTAGEKIEV, ODESSA, SELYDOVE UKRAINE) – envoyé spécial
L’ennemi voit tout, ou presque. Embarquées à bord de drones de reconnaissance tactiques (DRT), ses caméras scrutent le champ de bataille, et bien au-delà, à une profondeur dépassant les 100 kilomètres. Nuit et jour, des dizaines, voire des centaines de ces engins russes volent simultanément au-dessus du territoire ukrainien, coordonnés entre eux et embarquant de plus en plus souvent de l’intelligence artificielle. Leur rôle : détecter tout ce qui bouge, tout ce qui ressemble à un véhicule militaire, à un blindé, à un radar, à une pièce d’artillerie, à un centre de commandement, à une concentration de soldats, à un avion au sol.
Une fois la cible identifiée, ce drone permet soit de déclencher une frappe immédiatement, soit de traquer un véhicule en déplacement jusqu’à son lieu de stationnement en attendant une frappe différée. Les Forces armées d’Ukraine ont subi et continuent de subir de lourdes pertes matérielles et humaines en raison de ce type de renseignement militaire en temps réel, extrêmement précis et efficace, auquel il est très difficile de se dérober. Le déploiement prévu pour la fin de l’été des avions de combat F-16 livrés par plusieurs pays européens à l’Ukraine est tout spécialement guetté par les drones russes. Les forces aériennes ukrainiennes ont ces derniers mois perdu plus d’une dizaine d’appareils de combat au sol (avions et hélicoptères), repérés par des DRT.
L’utilisation des canons automoteurs français Caesar, dont l’avantage opérationnel consiste à tirer rapidement une série d’obus puis à s’éloigner avant la riposte de contrebatterie adverse, devient aussi beaucoup plus risquée. D’une part en raison de leur très grande taille, qui les rend difficiles à dissimuler. D’autre part, parce que, si leur mobilité était un atout au début de la guerre, c’est moins le cas aujourd’hui : les DRT repèrent plus facilement une cible en mouvement. En outre, l’armée russe dispose d’une munition rôdeuse, le Lancet, qui, couplée avec le drone Zala, est capable de s’orienter vers une cible se déplaçant à 80 kilomètres/heure, la vitesse de pointe du Caesar sur une route asphaltée.
Aveugler l’adversaire
L’utilisation des drones de reconnaissance tactiques pour le renseignement et la correction de tir constitue l’un des principaux défis militaires auxquels l’Ukraine fait face, tout comme la Russie d’ailleurs, puisque les deux armées utilisent ce type de drone. « Les DRT sont utilisés depuis plus de dix ans, et étaient présents au début de l’invasion, mais ils se sont mis à pulluler dans le ciel au printemps 2024 », explique l’analyste militaire Oleksandr Kovalenko, basé à Odessa, une ville fréquemment survolée par les DRT russes. « C’est la conséquence de la destruction par notre défense antiaérienne de leurs A-50 [un avion de détection équipé de radars puissants] et de nos frappes sur leurs stations radars au sol. Du fait qu’on est coincés dans une guerre de position, les frappes précises dans la profondeur ont un très fort impact », poursuit ce colonel de réserve.
L’armée russe dispose de plusieurs modèles de drones de reconnaissance tactiques, dont les plus employés sont l’Orlan-10 et 30, le Zala, le Supercam, le Kartograph et le Merlin. « Ils sont très difficiles à abattre et la Russie en produit en série à un coût très bas. Trois cents Orlan sont fabriqués par mois et c’est un appareil très robuste capable d’encaisser des balles de petit calibre », note M. Kovalenko. De petite taille (autour de 3 mètres d’envergure), volant à une altitude comprise entre 1 000 et 4 000 mètres, ces types de drones sont invisibles à l’œil nu et leur signature radar est très réduite. Des deux côtés du front, ingénieurs et militaires tentent de trouver des parades et d’aveugler l’adversaire.
« L’ennemi est très avancé dans ce domaine. Les DRT russes produits par des fabricants différents fonctionnent tous dans un système réseaucentrique, qui leur permet par exemple de couper le signal radio d’un drone en danger pour l’invisibiliser, tandis que d’autres DRT volant à proximité prennent le relais », raconte un militaire ukrainien sous le couvert de l’anonymat.
Selon l’expert en guerre électronique Serhiï Beskrestnov, certains de ces engins sont capables de s’aventurer « jusqu’à 400 kilomètres des lignes russes en utilisant le réseau Internet mobile ukrainien pour communiquer avec leur base, tandis que la liaison radio limite le rayon d’action à 150 kilomètres ».
L’armée ukrainienne possède dans son arsenal datant de l’ère soviétique une arme capable d’abattre ce type de drone. « J’en ai abattu cinq sur dix tentatives », assure Oleksandr Tsikhatch, commandant d’un Strela-10, un petit blindé surmonté d’un radar et d’une rampe contenant quatre missiles sol-air de courte portée.
Mais le Strela-10 a aussi ses points faibles : outre sa portée limitée à 3 000 mètres d’altitude, il devient instantanément une cible dès qu’il a tiré un missile. « On est repéré par les Russes dans un rayon de 20 kilomètres. Le pilote doit immédiatement se mettre en route pour chercher une position camouflée, car nous sommes une cible prioritaire », détaille Oleksandr Tsikhatch. Le sergent, basé à Selydove (15 kilomètres du front), raconte que les Russes ont adopté une ruse consistant à dissimuler une munition rôdeuse volant tout près du drone, dans l’ombre de son signal radar. « Nous allumons notre radar pour viser le DRT, et c’est à ce moment que le Lancet nous localise très précisément et fond sur nous », raconte le sergent, qui espère que le transfert prochain par la Suède de deux avions Saab 890 de surveillance et de contrôle permettra de mieux distinguer les menaces dans le ciel ukrainien.
Les alliés européens ont fourni plusieurs systèmes antiaériens de courte portée bien plus avancés, mais en nombre trop limité pour former une barrière étanche. Leurs munitions – des missiles – sont aussi en nombre insuffisant et leur coût unitaire est souvent supérieur à celui des drones de reconnaissance tactiques, qui valent quelques dizaines de milliers d’euros. C’est pourquoi les Ukrainiens réfléchissent à des solutions domestiques disponibles en grande quantité et bon marché.
« Petits duels »
Ainsi, Anatoli Khraptchinsky, militaire de carrière et vice-président de PiranhaTech, un fabricant ukrainien de systèmes de guerre électroniques, explique développer un « drone bélier », actuellement au stade de prototype, capable de détruire sa cible avec sa propre masse. De nombreuses vidéos diffusées côtés russe et ukrainien sur les réseaux sociaux montrent déjà des « duels » entre petits drones multirotors. Tantôt dans une attaque-suicide, tantôt en frappant une hélice de la cible pour provoquer sa chute. Les duels avec des DRT ailés sont plus rares, parce qu’ils se déroulent à des altitudes beaucoup plus élevées, inaccessibles à la plupart des multirotors.
Une vidéo publiée le 24 juillet filmant depuis un drone bélier ukrainien montre comment ce dernier, équipé d’une longue tige, tente d’éperonner l’hélice d’un DRT russe Zala pour le faire chuter. Cette technique sans explosif vise à réduire les dégâts sur la cible. L’idée étant de pouvoir récupérer les technologies embarquées sur le DRT ennemi.
M. Khraptchinsky estime que d’autres types d’armes peuvent être efficaces : les canons antiaériens, le laser et le brouillage radio. Le PDG d’Infozakhyst, Yaroslav Kalinin, un autre fabricant ukrainien de systèmes de guerre électroniques, n’est pas convaincu par cette dernière option : « Les DRT s’orientent déjà de manière autonome, ce qui les rend insensibles au brouillage. » Les drones ayant percé le brouillard de la guerre, il devient désormais urgent, pour les deux armées, de tout mettre en œuvre pour les rendre aveugles.
https://en.wikipedia.org/wiki/Orlan-10