Starship et le projet Artemis d’un vol habité vers la lune

Les ratés du Starship menacent la mission lunaire de la NASA

EspaceL’explosion du lanceur de SpaceX au décollage, le 20 avril, révèle des failles qui pourraient retarder le programme américain Artemis

Pierre Barthélémy. Le Monde du 17/05/2023

Dans le spatial, dit-on, il y a deux types d’essais : les essais réussis et les essais riches d’enseignements. A en croire la communication de SpaceX, le premier vol du Starship, le 20 avril, qui s’est terminé par l’explosion du lanceur géant moins de quatre minutes après le décollage, est à ranger dans la première catégorie. Pourtant, ce premier vol est loin d’être une réussite totale. Si certains problèmes techniques sont déjà en passe d’être résolus et si la société d’Elon Musk s’active sur sa base de Boca Chica (Texas) pour préparer la suite, l’analyse de cet essai a mis en lumière des faiblesses qui risquent d’avoir de profondes répercussions sur le programme lunaire de la NASA.

Revenons à ce 20 avril. Quand le compte à rebours se termine, alors qu’une myriade de paramètres sont vérifiés pour chacun des trente-trois moteurs Raptor qui équipent le Super Heavy (le premier étage du Starship), trois d’entre eux ne sont pas autorisés à s’allumer. Ce qui en laisse trente, soit le minimum nécessaire pour le décollage. Celui-ci a donc lieu, un peu poussivement, décrit Christophe Bonnal, expert ès lanceurs au Centre national d’études spatiales (CNES) : « La poussée globale était plus faible qu’espéré. Le Starship a décollé un peu en crabe et SpaceX a eu de la chance, car il aurait pu raser la tour de lancement. » Malgré cela, la fusée s’élève dans le ciel texan, passe le mur du son et aussi le moment où le stress maximal s’exerce sur elle, mais elle a du mal à atteindre la barre des 2 000 km/h.

Explosion d’une centrale hydraulique

D’autres anomalies se produisent. Trois moteurs supplémentaires tombent en panne « pour des raisons que nous ignorons, précise Christophe Bonnal. De plus, une des centrales hydrauliques servant à bouger les treize moteurs centraux, qui sont orientables, a explosé ». Continuons. Au bout de trois minutes de vol, on aurait dû assister à la séparation entre le premier et le second étage. « C’est une manœuvre délicate, ajoute l’expert du CNES, car il ne faut pas que le premier étage rattrape l’autre une fois la séparation effectuée, comme c’est arrivé une fois à SpaceX sur un vol de son lanceur Falcon-1. Ils ont donc imaginé de mettre le lanceur en mouvement de basculement pour que les étages ne se percutent pas une fois séparés. Quand on a vu le Starship commencer à tourner sur lui-même, le premier demi-looping était donc prévu. Mais pas le looping complet… »

SpaceX n’a pas expliqué pourquoi la séparation n’avait pas eu lieu. Lorsque le lanceur s’est mis à tourbillonner à 39 kilomètres d’altitude, le système d’autodestruction (flight termination system, FTS) a été activé, mais il a fallu entre vingt et quarante secondes pour que la fusée explose. Une anomalie significative pour laquelle SpaceX pourrait avoir à s’expliquer auprès de l’Agence fédérale de l’aviation (FAA).

L’autre incident important ne s’est pas produit dans les airs, mais au sol : l’allumage des moteurs – testé en février, mais à seulement 50 % de la puissance – a dévasté le pas de tir, qui n’était pas équipé de carneaux (des tunnels en béton par lesquels les gaz sont canalisés et évacués) ni d’un « déluge ». Ce nom désigne un dispositif qui déverse d’énormes quantités d’eau sur le lieu du lancement, à la fois pour capter la chaleur émise et réduire l’onde de choc. A Boca Chica, le béton du pas de tir a été en partie pulvérisé et des blocs de toute taille ont été projetés un peu partout.

Résultat : une collection de débris sur la plage que fréquentent nombre d’espèces animales vulnérables, pour l’essentiel des oiseaux et des tortues marines, mais aussi des poussières qui se sont retrouvées sur des zones habitées à une dizaine de kilomètres de là. « Tout cela était probablement différent de ce qui était prévu dans le dossier soumis à la FAA, qui, normalement, doit envisager ce qui peut arriver de pire au pire moment », explique Christophe Bonnal. Plusieurs associations de défense de l’environnement ont donc déposé un recours en justice, non pas contre SpaceX, mais contre la FAA, qui a accordé l’autorisation de décollage !

SpaceX compte bien retenter sa chance dès cet été. Les travaux sur le pas de tir ont déjà commencé et va être ajoutée une grande dalle de protection en acier. Par ailleurs, les centrales hydrauliques qui orientent les moteurs centraux seront remplacées par un système électrique. Selon Christophe Bonnal, les problèmes qu’ont rencontrés les moteurs « sont peut-être déjà corrigés. Il est clair que les ingénieurs de SpaceX ont eu énormément de données grâce à ce vol ». Et l’expert du CNES de rappeler la méthode itérative qu’affectionne Elon Musk et qui a toujours fonctionné jusqu’ici : « Je plante, je plante, je plante, mais j’apprends jusqu’à ce que ça marche. »

Une nouvelle autorisation de tir ?

Deux questions cruciales se posent toutefois. A court terme, d’abord : la FAA autorisera-t-elle rapidement un nouveau tir du Starship au vu des incidents assez graves de ce vol d’essai ? En cas de réponse négative, cela aurait des retombées sur le programme Artemis de la NASA, qui prévoit le retour des Américains sur la Lune. Car la NASA a passé un contrat avec SpaceX pour la fourniture de l’atterrisseur lunaire, le Human Landing System (HLS), présenté comme un dérivé du deuxième étage du Starship. Or, la mission Artemis-3, au cours de laquelle deux Américains (dont une femme) doivent marcher sur notre satellite, est programmée pour décembre 2025. D’où la seconde question : les ennuis du Starship ne vont-ils pas entraîner des retards considérables pour ce retour symbolique, avec le risque de voir les Chinois arriver sur la Lune les premiers ?

Peut-on raisonnablement envisager que SpaceX parvienne, en trente mois seulement, à mettre au point un vaisseau lunaire fiable, dont, pour ainsi dire, rien n’a été testé à ce jour ? Un vaisseau qui sera ravitaillé dans l’espace en méthane et en oxygène liquide – ce qui n’a jamais été fait –, qui récupérera autour de la Lune un équipage venu là avec la capsule Orion de la NASA, le déposera sur notre satellite – où l’on n’a jamais fait atterrir d’engin haut de 50 mètres –, en redécollera et effectuera un nouveau rendez-vous en orbite…

« Il y a beaucoup de zones d’ombre autour du HLS », juge Xavier Pasco. Ce spécialiste du spatial américain et directeur de la Fondation pour la recherche stratégique rappelle qu’en choisissant de ne sélectionner que le projet de SpaceX, « parce qu’il était nettement moins cher que ses concurrents, la NASA était soucieuse de faire bon usage des dollars des contribuables américains, tout en montrant qu’elle s’était modernisée dans la manière de gérer les programmes. Et puis SpaceX était le candidat idéal pour dire qu’elle était en phase avec ce qui se faisait de plus moderne ». Mais, en agissant ainsi, la NASA s’est aussi mise dans les mains d’Elon Musk. Interrogé, le 27 avril, par une commission de la Chambre des représentants sur le risque de voir le calendrier d’Artemis déraper après le vol du 20 avril, l’administrateur de la NASA, Bill Nelson, a répondu d’un magnifique euphémisme : « Je suis assez confiant, mais il reste encore beaucoup de choses à faire. »