Livraison par drone opérationnelle

Source: Le Monde

Le « fléau » de la livraison par drone dans les prisons

Les réseaux de délinquants utilisent ces engins pour faire parvenir aux détenus de la drogue et des téléphones

Abel Mestre et Thomas Saintourens

ENQUÊTE

Un bourdonnement, presque imperceptible. Une ombre fugace qui traverse la nuit. L’opération requiert la plus grande discrétion et suit un scénario bien rodé. Le drone procède au survol furtif des murs d’enceinte de la prison avant d’amorcer une descente maîtrisée, jusqu’à atteindre son destinataire. Le détenu n’a qu’à tendre la main pour récupérer le chargement transporté par l’appareil. Mission accomplie. L’engin, déjà reparti vers son pilote, s’évanouit dans la pénombre, prêt pour sa prochaine prestation. Fin septembre, un réseau de livraisons par drone a été démantelé en Loire-Atlantique. Quatre personnes, dont trois frères, ont été interpellées. Il leur est reproché d’avoir livré de nombreux téléphones portables et plus de 1,5 kg de drogue dans quatre établissements pénitentiaires de l’Ouest.

Si la saisie est impressionnante, la méthode ne fait pas exception. Ces derniers mois, des livraisons par drone ont eu comme décor les prisons de Gradignan (Gironde), de Nîmes, de Beauvais, de Strasbourg, de Roanne (Loire), de Ploemeur (Morbihan). Mais aussi de Perpignan ou de Lyon. Les objets livrés sont divers : téléphones, cartes SIM, cocaïne, armes blanches mais surtout de la résine de cannabis. D’où le surnom donné par les surveillants à cette nouvelle pratique : « Uber shit », surnom aussi utilisé pour les livraisons de drogue à domicile en général.

Le phénomène est global. Parmi les 187 établissements pénitentiaires français, rares sont ceux qui n’ont pas été la cible de livraisons illicites par drone à destination de détenus. Selon les chiffres communiqués par l’administration pénitentiaire, 600 survols ou tentatives de survol ont été repérés depuis le début de l’année, contre à peine 28 en 2022. Mais sur certains sites, les agents pénitentiaires affirment que les survols sont désormais quotidiens. « C’est un fléau, une catastrophe. On intercepte à peine 10 % des livraisons par drone. Les chances de les intercepter sont quasi nulles », se désole Ronan Roudaut, responsable de l’UFAP-UNSA Justice à la prison de Bordeaux-Gradignan.

D’un simple signe de la main

« La menace liée aux drones, essentiellement nocturne, est fugace et très diversifiée. Elle touche tous les établissements, mais en particulier les maisons d’arrêt, car y sont écrouées des personnes liées à des trafics divers et elles sont parfois localisées à proximité de bassins de délinquance », constate Laurent Ridel, directeur de l’administration pénitentiaire. Quant à la marchandise transportée, habituellement guère plus de 500 grammes par vol, « il s’agit surtout de téléphones et de leurs accessoires et de stupéfiants comme du cannabis, des médicaments »,ajoute M. Ridel.

Ce fut le cas à Gradignan, en banlieue bordelaise, au cœur de l’été. Ronan Roudaut se souvient de cette nuit caniculaire du 18 août : « Si nous n’avions pas ouvert la fenêtre du mirador à cause de la chaleur, nous n’aurions rien vu. » Cette fois-ci, grâce à ce coup du sort, l’engin et la marchandise sont interceptés après leur récupération, à 4 h 35 du matin, par un prisonnier n’ayant eu qu’à sortir sa main par la fenêtre de sa cellule. Dans le sachet : 500 grammes de résine de cannabis, 28 grammes d’herbe, deux chargeurs de téléphone et une carte SIM. Une semaine plus tard, le détenu, âgé de 21 ans, niant que la marchandise lui était destinée, sera condamné en comparution immédiate à six mois d’emprisonnement avec maintien en détention.

Mathilde Carrillo, surveillante à Nîmes, raconte plus ou moins la même chose : « La plupart des livraisons se font de nuit. Une fois, c’est le vigile privé du chantier de l’extension de la prison qui a vu les lumières rouges clignoter et nous a alertés. Sur la vidéosurveillance, on a vu la suite : le drone arrive à hauteur d’une cellule, une main sort du caillebotis endommagé, agite un tissu. Et la livraison est faite. » Un code lumière peut aussi être utilisé. Tout récemment, fin septembre, une livraison en plein jour de 580 grammes de cannabis a été interceptée dans la cour de promenade. « Sur un enregistrement de vidéosurveillance, on les a vues toutes [c’était dans le quartier des femmes] regarder en l’air et étendre des serviettes pour réceptionner ce qui allait tomber. On a compris qu’il y avait un drone », ajoute Mme Carrillo.

La syndicaliste UFAP-UNSA a également noté, depuis l’été, une quasi-disparition des « projections mécaniques », lorsque des gens de l’extérieur viennent jeter des objets au-dessus des murs d’enceinte pour que des détenus les récupèrent. La mise en place de filets antiprojections efficaces, l’incertitude de la réussite du jet, les risques pris par ceux qui viennent aux abords de la prison (obligation d’être proche et de le faire de jour) ont convaincu les détenus et leurs complices de s’adapter pour contourner l’obstacle. Problème : il y a toujours autant de saisies dans les cellules, que ce soit de la drogue, des téléphones ou bien des armes.

« Un drone, ça ne poucave pas »

A mesure que le rythme des livraisons par drone s’intensifie, les gardiens reconnaissent leur impuissance. Il faut alors profiter d’une erreur de pilotage, comme à Epinal, le 7 septembre, lorsqu’un appareil manifestement en phase de livraison a été retrouvé coincé dans un arbre surplombant le trou numéro 13 du parcours de golf voisin de la maison d’arrêt.

La marchandise ainsi livrée alimente le trafic de drogue interne à la prison. Comme le confirme Gérard Taillefer, responsable Force ouvrière du centre pénitentiaire de Perpignan, où les livraisons se sont intensifiées depuis la fin du printemps. « Les dealers de la prison font appel à des mules pour réceptionner la marchandise. Puis, en moins de dix minutes, tout est ventilé aux alentours. » Des reventes, à un tarif trois à quatre fois plus élevé qu’à l’extérieur – puisque le marché est captif – structurent les relations de pouvoir entre les détenus, et alimentent la toxicomanie au sein des établissements. Pour les enquêteurs de l’Office antistupéfiants, ces livraisons stratégiques constituent un symbole de la « déterritorialisation » des trafics : ni les frontières ni un mur de prison n’arrêtent le « business ».

« L’utilisation de drones en prison est une grande préoccupation. Selon nos observations, elle augmente de façon exponentielle d’une année sur l’autre : + 250 % de 2021 à 2022, et + 500 % entre 2022 et 2023, souligne Jérôme Sentenac, qui dirige le pôle stratégie de l’Office antistupéfiants. Notre priorité concerne les moyens mis à disposition des individus du “haut du spectre”, en particulier les logisticiens et les gestionnaires des points de deal. Ces deux profils, lorsqu’ils sont incarcérés, tiennent à continuer leur activité, en communiquant avec l’extérieur pour faire exercer des violences, blanchir de l’argent, ou encore fomenter un projet d’évasion. »

Il suffit d’un téléphone portable pour gérer les trafics à distance. D’après de récentes enquêtes de police, un smartphone utilisé depuis une cellule a permis de conclure des transactions financières liées à d’importantes ventes de cannabis, mais aussi de suivre en temps réel un convoi de drogue remontant l’Espagne vers la France.

Le recours à ces engins pilotés à distance n’est pas surprenant tant cet accessoire, aux évolutions technologiques rapides et au prix abordable, est déjà un outil incontournable des réseaux criminels. « Les drones sont désormais totalement intégrés dans les stratégies des trafiquants, poursuit M. Sentenac : ce sont des guetteurs efficaces, ils peuvent être utilisés aussi pour espionner des équipes rivales. Nous avons également à notre connaissance un cas où un drone a détérioré une caméra de surveillance au moyen d’un ruban enflammé. » Ronan Roudaut, de la prison de Bordeaux le dit sans détour : « Un drone, ça ne poucave [dénonce] pas. »

Crainte des armes

Le profil du « droniste » a donc désormais sa place dans la division des tâches des groupes de narcotrafiquants. Certains, formés sur le tas, sont recrutés parmi les proches des commanditaires incarcérés. Mais une offre de service spécialisé se développe désormais : des pilotes capables de livrer à la carte, sur plusieurs prisons, selon les desiderata du client.

C’est un réseau de ce type qui a été démantelé par la police judiciaire de Lille, au mois de juin, après une année d’investigations. Vantant leur savoir-faire sur Snapchat, les « dronistes » avaient réalisé des livraisons aussi bien dans les Hauts-de-France qu’à Rouen ou à Perpignan. Trois personnes, dont la tête de réseau présumée, ont été mises en examen et placées en détention provisoire. Les perquisitions réalisées lors de ce démantèlement rappellent celles de tout réseau de « stups » digne de ce nom : compteuse à billets, plusieurs milliers d’euros en liquide, des bijoux et montres de luxe, des scooters T-Max, une voiture Audi RS3…

Ce coup de filet vient enrichir les opérations de l’été, régulièrement suivies de procès en comparution immédiate – à Beauvais, Strasbourg, Lorient (Morbihan), Bordeaux… La dernière audience en date concerne l’intense activité aérienne au-dessus du centre pénitentiaire du Gasquinoy, à Béziers (Hérault), les nuits du 9 et 11 septembre. Une trentaine de paquets, comprenant 100 grammes de cocaïne et 600 grammes de cannabis, mais aussi des téléphones, diverses victuailles et un couteau en céramique ont été saisis par la police. Cinq hommes ont été condamnés à des peines de prison allant de quatre à douze mois, en attendant le procès du détenu et du commanditaire présumé des plus importantes livraisons de drogue, lequel risque jusqu’à dix ans d’emprisonnement.

Confrontée à ces assauts aériens perpétuels, l’administration pénitentiaire assure préparer sa contre-attaque. Face à la difficulté de repérer les pilotes, et d’attraper au vol les drones, un plan d’équipement en brouilleurs a été lancé depuis deux ans. « La technologie est encore en voie d’évolution, mais l’efficacité du brouillage approche les 90 %. A la fin de l’année, une cinquantaine d’établissements devraient être équipés de ces dispositifs, qui peuvent coûter plus de 250 000 euros ; entre 15 et 20 supplémentaires sont prévus pour 2023, ce qui correspond à plus de la moitié des détenus et aux établissements les plus exposés », précise le directeur Laurent Ridel. 

Ce dispositif s’ajoute aux brouilleurs de téléphones, déjà installés dans une trentaine d’établissements. Mais l’exercice connaît aussi ses limites : à Perpignan, pourtant site pilote, le dispositif tarde à être mis en place. Ailleurs, ce sont les mises à jour qui ne sont pas faites. Les brouilleurs de téléphones et d’ondes sont efficaces, mais posent de nombreux problèmes en milieu urbain puisque les téléphones mobiles des riverains sont eux aussi brouillés.

La menace des drones est prise très au sérieux par l’administration pénitentiaire et les services de police. « Ce qui me préoccupe le plus, pour la sécurité de tout le monde, détenus comme personnels, ce sont les armes, confie M. Ridel. Nous avons déjà retrouvé des lames de scie, et des couteaux en céramique dans des livraisons par drone récentes, mais cela reste très marginal. » Les personnels pénitentiaires font exactement le même constat et craignent pour leur sécurité. La prochaine étape, redoutée par l’ensemble des acteurs, est l’utilisation de ces engins à des fins de tentatives d’homicide, pilotées à distance, ou d’évasion, notamment au moyen d’explosifs, tels que le puissant C4. A ce titre, les narcotrafiquants latino-américains sont déjà coutumiers d’attaques à l’explosif, lancés à l’aide de drones, comme ce fut encore le cas le 12 septembre à Guayaquil (Equateur). L’attaque a été évitée de justesse par les services de police ; mais la seule explosion du drone, actionnée à distance, a détruit la toiture de la prison.