Arianegroup: vers Ariane 6

« Ariane-6 est vitale pour l’Europe spatiale »

Martin Sion, président d’ArianeGroup, a pour mission de réaliser le premier vol de la nouvelle fusée en 2024

Propos Recueillis Par Dominique Gallois. Le Monde

ENTRETIEN

Le président exécutif d’ArianeGroup, Martin Sion, est chargé d’assurer une rapide montée en cadence industrielle, sous peine de voir la fusée européenne distancée par SpaceX, et ce à l’heure où elle doit affronter l’ouverture à la concurrence de la fabrication des minilanceurs.

Quelle analyse faites-vous des difficultés rencontrées par ArianeGroup huit mois après votre arrivée ?

Je connaissais les problèmes bien avant ma prise de fonction, étant membre du conseil d’administration depuis trois ans. Les résultats sont contrastés avec d’un côté un programme à l’heure, celui du nouveau missile balistique M51.3 qui a réussi son tir de qualification le 18 novembre, et de l’autre une accumulation de retards pour Ariane-6. Peut-être l’entreprise n’avait-elle pas pris la mesure de la réalité de la situation. Or, dans le nouvel environnement spatial très compétitif, les atouts techniques ne suffisent plus, il faut être très réactifs. Ma tâche est donc de pousser à la transformation vers plus d’agilité et d’améliorer les performances opérationnelles.

Comment expliquer ces quatre années de retard du programme Ariane-6 ?

Quand, en 2014, l’Agence spatiale européenne [ESA] a lancé le programme Ariane-6, destiné à remplacer six ans plus tard Ariane-5, l’entreprise venait juste d’être créée, ArianeGroup résultant de la fusion des activités spatiales d’Airbus et de Safran, ses deux actionnaires. Il fallait donc intégrer cinq entités, et simultanément définir une nouvelle gouvernance entre ArianeGroup, l’ESA et le Centre national d’études spatiales. Nous avons aussi dû recréer des compétences, que nous avions perdues. En effet, entre les décisions de lancement des deux lanceurs une génération d’ingénieurs était passée, Ariane-5 ayant été décidée en 1988, plus de vingt-cinq ans auparavant. De plus, au fil du développement, des difficultés sont apparues liées à un « dérisquage technique » insuffisant, c’est-à-dire au manque d’avant-projets détaillés, ce qui a fait prendre du retard. Les deux années de Covid-19 ont aussi entravé le développement.

Le « retour géographique », cette pratique de l’ESA consistant à réaffecter une charge industrielle à chaque Etat, équivalente à sa contribution financière, vous a aussi pénalisé, étant source de surcoûts. Faut-il le maintenir ?

Ce modèle devra évoluer dans le futur, il faut le remodeler mais il ne faut pas oublier ce qu’il a apporté. Sans cela, nous n’aurions pas eu les quarante ans de succès européen. Mais c’est souvent une source de complexité dans les programmes de coopération, quand l’ensemble des acteurs doivent partage les mêmes objectifs et faire les mêmes efforts.

Les dissensions entre la France et l’Allemagne, deux des principaux contributeurs au programme à hauteur de 55,3 % et 22 %, ont aussi pesé…

Certes, mais je retiens le plus important : un accord a été trouvé par les Européens lors du sommet de l’ESA à Séville le 6 novembre. Les Etats ont choisi de soutenir l’exploitation d’Ariane-6 en contribuant chaque année à hauteur de 340 millions d’euros à partir de 2026. En contrepartie, les industriels se sont engagés à réduire de 11 % les coûts. C’est un engagement important qui doit être tenu pour améliorer la compétitivité.

Dans ces conditions, comment se déroulera le programme ?

Tous les lanceurs lourds dans le monde sont des lanceurs de souveraineté, ils ont un soutien public à l’exploitation sous une forme ou sous une autre. Le modèle validé à Séville vise à procéder à neuf lancements par an, dont quatre seront réservés aux Etats européens pour leurs besoins institutionnels, militaires ou scientifiques. 

Les cinq autres seront commercialisés sur le marché mondial pour augmenter le volume de production et mieux amortir les coûts fixes. Nous débuterons avec deux lancements en 2024, un vol de qualification à l’été et le premier vol commercial prévu en fin d’année.

Une dizaine de lancements par an, alors que SpaceX en fait cette année 100 dont 80, certes, pour les besoins de sa constellation Starlink, est-ce assez ?

L’objectif assigné à Ariane-6 depuis le début du programme est de faire 9 à 12 lancements par an ce qui correspond aux besoins identifiés. C’est ainsi qu’a été dimensionné l’outil industriel.

Pourrez-vous résister à la guerre des prix que mène Elon Musk avec SpaceX ?

Aujourd’hui, nous connaissons une situation assez unique, SpaceX est quasiment le seul acteur qui lance des satellites lourds, il y a forcément de la place à côté. D’ailleurs, les clients commerciaux nous demandent plutôt d’augmenter nos cadences car il y a un fort besoin. A la fin de l’année 2022, nous avions engrangé 28 commandes jusqu’en 2028, dont 18 pour la constellation Kuiper. Nous avions alors arrêté la commercialisation d’Ariane-6 en attendant d’être sûr que son exploitation soit garantie par les Etats, ce qui vient d’être fait. Nous allons donc la reprendre.

Avec les retards, pourrez-vous assurer tous les lancements dans les délais voulus par les clients, notamment la constellation Kuiper de Jeff Bezos ?

Nous ferons en sorte. La montée en cadence d’Ariane-6 est vitale pour l’Europe spatiale. Quand nous aurons atteint notre rythme annuel et en fonction de l’évolution de la demande, nous devrons décider ou non d’augmenter la fabrication, dans la limite des évolutions possibles de nos moyens industriels.

A Séville, en contrepartie d’un soutien à Ariane-6 voulu par la France, l’Allemagne a obtenu que l’ESA ouvre à la concurrence la fabrication des minilanceurs. C’est la fin de votre monopole, qu’en pensez-vous ?

Ces projets de minilanceurs existent déjà en Allemagne, c’est un fait, ils auraient continué à se développer. Il en existe aussi en France et en Espagne. Je vois arriver cette concurrence d’un œil intéressé, et la considère comme un levier pour accélérer la transformation de l’entreprise. Nous nous y sommes préparés en créant voici deux ans une filiale indépendante MaiaSpace, qui développe le minilanceur Maia. Nous réinventons une logique de développement beaucoup plus fondée sur des essais rapides plutôt que sur des calculs et des simulations comme pour Ariane-5 et 6. Nous retrouvons la logique test and learn des débuts d’Ariane comportant beaucoup plus de risques d’échec, comme le font les start-up et SpaceX. C’est le meilleur moyen pour parvenir à des ruptures technologiques comme la réutilisation des fusées, qui est un des objectifs phares de MaiaSpace.

En attendant, l’Europe n’a plus accès à l’espace et n’a jamais été aussi divisée et fragilisée. Comment se situe ArianeGroup dans ces conditions ?

C’est un traumatisme pour les Européens de se retrouver dans cette situation de dépendance stratégique et il est important d’en tirer tous les enseignements. Au retard d’Ariane-6, et à la fin programmée d’Ariane-5 se sont ajoutés deux événements imprévus : l’arrêt des vols de Soyouz à partir de Kourou en février 2022 après l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les difficultés rencontrées par la fusée Vega-C. C’est un choc pour nous, comme pour nos clients et cela met d’autant plus de pression sur Ariane-6, seule solution pour retrouver notre autonomie stratégique. Mais je voudrais préciser que je suis à la tête d’une entreprise, ce n’est pas moi qui fait la politique spatiale européenne. Je ne veux pas minimiser notre rôle, mais ArianeGroup est un acteur économique et les décisions prises sur la politique des lanceurs ne sont pas de son ressort. ArianeGroup est une société industrielle comme les autres avec 8 000 personnes qui font des fusées civiles et militaires. Nous travaillons avec les règles du jeu que l’ESA nous donne, que ce soit la coopération et demain la compétition. Notre défi dans les dix ans à venir sera de faire vivre les deux modèles.

Etes-vous déjà en train de préparer l’avenir ?

Ariane-6 est conçue pour pouvoir évoluer : nous y intégrerons les briques technologiques en développement, comme des boosters plus puissants, et peut-être un jour Susie, le projet d’étage supérieur réutilisable. Cependant, même si, pour le grand public, ArianeGroup c’est avant tout Ariane-6, n’oublions pas nos activités de défense. Elles pèsent autant que nos activités civiles, et constituent une part importante de notre avenir. Nos grands programmes de défense sont menés dans les temps, comme le missile M51.3 pour les sous-marins nucléaires français. Notre enjeu d’avenir sera le M51.4. Le planeur hypersonique VMAX que nous avons testé en juin pour le ministère des armées est aussi un enjeu fort.