Boeing et ses ennuis

Source: Le Monde

Boeing fragilisé par l’accident

Le drame intervient alors que l’avionneur américain, en difficultés financières, tente de tourner la page d’une série noire.

Guy Dutheil

Le crash avec 242 personnes à bord, jeudi 12 juin, du Boeing 787 d’Air India, peu après son décollage de l’aéroport d’Ahmedabad (Inde), est un nouveau coup dur pour le constructeur de Seattle (Etat de Washington). Des investigations vont débuter pour déterminer la cause de l’accident. Interrogé, Boeing a pour le moment déclaré « être au courant des premiers rapports », et qu’il « travaille à réunir plus d’informations ».

Lancé en 2011, le 787 Dreamliner de Boeing n’avait jamais été, jusqu’ici, impliqué dans une catastrophe aérienne. Pourtant, l’avion a mal démarré sa carrière commerciale. Le 17 janvier 2013, l’autorité fédérale américaine de l’aviation (FAA) décrétait une interdiction de vol de tous les 787 dans le monde. Une décision rare, prise après plusieurs départs de feu des batteries au lithium, notamment lors d’un vol de la Japan Airlines. Les 787 étaient restés trois mois au sol, le temps que Boeing trouve une solution : un sarcophage et un tuyau d’échappement pour confiner les batteries potentiellement défectueuses et évacuer les fumées.

A l’époque, les ennuis du nouveau long-courrier trouvent leur origine dans le choix de Boeing d’externaliser au maximum la production de l’avion. Au total, 70 % de l’appareil est fabriqué par une cinquantaine de fournisseurs répartis dans le monde, dont 35 % au Japon. Lors de son lancement, des critiques avaient pointé du doigt une mise en service précipitée, « avant que le processus de certification ait été mené à son terme », avait notamment signalé Richard Aboulafia, spécialiste aéronautique et défense du consultant Teal Group. Malgré ces débuts contrariés, le long-courrier a néanmoins trouvé, au fil des années, son rythme commercial de croisière. Boeing a ainsi enregistré 2 598 commandes au total pour son 787, dont 889 exemplaires doivent encore être livrés. Selon l’avionneur, la flotte mondiale de Dreamliners est composée de 1 175 appareils en service. Ces derniers ont déjà effectué plus de cinq millions de vols. Ils emportent chaque jour environ 480 000 passagers pour le compte de 80 compagnies aériennes. Au total, le 787 a franchi le cap du milliard de passagers transportés.

Le Dreamliner a été conçu pour accompagner l’essor du transport aérien. Alors que la flotte mondiale était de 16 780 appareils en 2006, elle est passée à 27 150 en 2024 et devrait doubler pour atteindre près de 50 000 avions selon les prévisions concordantes d’Airbus et de Boeing. Le crash pourrait compliquer le redressement de Boeing, auquel s’est attaqué Kelly Ortberg, le PDG nommé il y a moins d’un an. L’avionneur est exsangue. En 2024, il a enregistré une perte abyssale de 11,82 milliards de dollars (environ 10,1 milliards d’euros) pour un chiffre d’affaires de 66,52 milliards de dollars. En avril, M. Ortberg s’est donné un peu d’air en cédant sa division navigation pour 10,6 milliards de dollars. Une somme utilisée pour réduire le poids de la dette, évaluée à 58 milliards de dollars.

Le futur long-courrier 777 X pas certifié

Surtout : depuis les deux crashes successifs du 737 MAX, fin 2018 et au printemps 2019, qui ont causé la mort de 346 passagers et membres d’équipage, et les problèmes récurrents de qualité de la production qu’ils ont révélés, l’image de Boeing est dégradée. De plus, le futur long-courrier 777 X n’a toujours pas été certifié par les autorités fédérales américaines. Les deux versions du 737, le MAX 7 et le MAX 10 n’ont pas encore reçu non plus le feu vert de la FAA. Après s’être montrées plutôt laxistes, les autorités de régulation se veulent désormais très pointilleuses. Elles ont décidé d’encadrer la production du 737 Max, plafonnée à 38 exemplaires par mois.

Boeing n’est pas non plus à l’abri de poursuites intentées par les proches des victimes des accidents du 737 Max. En mai, l’avionneur s’était mis d’accord avec les autorités pour éviter un procès pénal. En contrepartie, il a accepté de verser 1,1 milliard de dollars. Mais d’autres parties civiles sont favorables à un procès.

Le crash du Boeing 787 à Ahmedabad endeuille l’Inde

Le long-courrier du vol Air India 171 s’est écrasé après le décollage, tuant au moins 265 personnes. Le trafic aérien du pays est en forte expansion 

Carole Dieterich

NEW DELHI -correspondance

Quelques instants à peine après avoir décollé, à 13 h 39 heure locale, jeudi 12 juin, le vol Air India 171 lance un appel de détresse. Puis, plus rien, les sollicitations de la tour de contrôle restent sans réponse. Des images amateurs, ayant largement circulé sur les réseaux sociaux, montrent le Boeing 787 Dreamliner, le nez pointant vers le ciel, commencer à perdre de la hauteur avant de s’écraser et de disparaître dans une boule de feu. L’impact s’est produit dans une zone résidentielle densément peuplée d’Ahmedabad, principale ville de l’Etat du Gujarat, dans l’ouest de l’Inde. Le premier ministre indien, Narendra Modi, lui-même originaire du Gujarat, est arrivé sur place vendredi matin. « La tragédie d’Ahmedabad nous a abasourdis », avait-il déclaré la veille sur son compte X.

Le vol AI 171 transportait 230 passagers et 12 membres d’équipage, il devait relier Ahmedabad à l’aéroport londonien de Gatwick, où son atterrissage était programmé pour 18 h 25. Parmi les personnes à bord, seul un passager a miraculeusement survécu au crash. L’homme, un citoyen britannique d’origine indienne, est actuellement soigné à l’hôpital, selon Air India. L’avion s’est écrasé sur un bâtiment qui servait de résidence à des étudiants en médecine et a également fait des victimes au sol.

Troisième marché mondial

En tout, au moins 265 personnes sont mortes, selon un responsable de la police d’Ahmedabad cité par l’Agence France-Presse. Le bilan officiel de cette catastrophe aérienne, l’une des plus meurtrières de la dernière décennie, ne sera annoncé qu’après des vérifications ADN. La dernière catastrophe aérienne en Inde remonte à août 2020 lorsqu’un vol Air India Express, l’ancienne compagnie low cost d’Air India, était sorti de piste à Kozhikode, dans le Kerala, tuant les deux pilotes et 19 passagers.

Ce nouveau drame intervient alors que le trafic aérien en Inde, pays le plus peuplé de la planète, connaît une croissance phénoménale, portée notamment par son marché intérieur. Le géant sud asiatique est aujourd’hui le troisième marché mondial du transport aérien en nombre de voyageurs, derrière les Etats-Unis et la Chine. Environ 174 millions de passagers ont voyagé par avion au départ et à l’intérieur de l’Inde en 2024, ce qui représente environ 4,2 % du total mondial, d’après les chiffres de l’Association internationale du transport aérien (IATA). Le secteur représente 1,5 % du produit intérieur brut et près de 8 millions d’emplois directs et indirects.

Le gouvernement de Narendra Modi déploie des efforts colossaux. L’ultranationaliste s’est donné pour objectif de « mettre le transport aérien à la portée du commun des mortels », que les Indiens qui « portent des tongs puissent aussi voyager à bord d’un avion ». Dès 2016, le pays a donc lancé un grand plan visant à renforcer les liaisons aériennes entre les petites villes et les tentaculaires mégalopoles du pays.

Quelque 619 nouvelles routes ont été développées et le gouvernement prévoit encore 120 destinations supplémentaires, selon les chiffres officiels. Les aéroports de Delhi et Bombay sont, quant à eux, complètement saturés et deux nouvelles infrastructures sont en construction dans leur banlieue respective. En l’espace de dix ans, le nombre d’aéroports a plus que doublé, passant de 74 en 2014 à 159 en 2024, selon les chiffres du gouvernement.

Les compagnies aériennes indiennes commandent des avions à tour de bras, battant sans cesse les records de l’aviation civile en la matière. La flotte indienne compte actuellement 860 appareils et représente 2,4 % de la flotte mondiale. Rien qu’en 2024, 108 avions ont été livrés dans le pays. « Le carnet de commandes des compagnies aériennes indiennes pour les cinq prochaines années s’élève à un nombre impressionnant de 739 appareils, ce qui accroît encore le potentiel de croissance du secteur », estime un rapport de l’IATA, publié en juin.

Quasi-duopole

Le contrat le plus récent a été passé dimanche 1er juin par IndiGo, dont l’expansion compte pour beaucoup dans la croissance de la flotte indienne. Afin d’étendre son réseau international, la compagnie créée en 2006 a acheté 30 nouveaux Airbus A350-900. En 2024, IndiGo avait déjà passé une première commande ferme de 30 appareils A350-900. Cette compagnie, qui bénéficie d’une très bonne image en Inde, est aussi à l’origine du plus gros contrat en volume de l’histoire de l’aviation civile avec une commande de 500 monocouloirs Airbus passé en 2023, à un prix catalogue de 55 milliards d’euros.

La compagnie Air India, dont le Boeing 787 s’est écrasé jeudi, avait fait sensation en février 2023. A l’époque, elle avait passé simultanément deux commandes de 470 appareils au total, dont 250 à Airbus et 220 à Boeing, pour un prix catalogue de 70 milliards de dollars. Puis, en décembre 2024, elle a annoncé l’achat de 100 Airbus supplémentaires (10 A350 et 90 A320). L’ancien transporteur national avait été privatisé en 2022 et était revenu dans le giron du conglomérat Tata qui avait absorbé d’autres compagnies sous la marque Air India.

Avec IndiGo, Air India forme un quasi-duopole sur le marché domestique. Lors de sa privatisation, Air India était déficitaire et en perte de vitesse. Tata espérait moderniser l’entreprise mythique et renouer avec son faste d’antan qui lui avait valu le surnom de « Maharajah des cieux ». Le groupe Tata a assuré qu’il versera 10 millions de roupies (environ 100 000 euros) aux familles de chaque personne ayant perdu la vie dans cette tragédie. « Il n’y a pas de mots pour exprimer le chagrin que nous ressentons en ce moment », a déclaré Natarajan Chandrasekaran, le patron de Tata Sons.