La vogue des essaims de drones

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Propos Recueillis Par Élise Vincent (Le Monde)

Ces engins sans pilote, imprévisibles, de plus en plus employés par salves ou en essaim, vont révolutionner la nature des conflits, estime cet expert. Peu coûteux, ils relèguent au second plan le problème des pertes matériellesENTRETIEN

Louis Gautier est le directeur de la chaire Grands enjeux stratégiques contemporains, à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. A la tête du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale de 2014 à 2018, il a dirigé le tome IV de la série « Mondes en guerre », intitulé Guerre sans frontières, 1945 à nos jours, publié fin mars aux éditions Passés composés, consacré aux évolutions technologiques récentes, ainsi qu’aux débats éthiques qui les accompagnent.

L’utilisation des drones armés par « salves » ou en « essaim », parfois de façon kamikaze, a été constatée dans plusieurs conflits récents, comme en Libye et dans le Haut-Karabakh. Cet usage va au-delà des missions de renseignement ou d’éliminations ciblées dans le cadre d’opérations de contre-terrorisme. Comment analysez-vous ce phénomène ?

L’utilisation par salves ou en essaim de drones armés joue aujourd’hui sur la complémentarité d’emploi avec les armes classiques. Il s’agit, par des déploiements en nuée, d’obtenir la saturation de défenses adverses pour percer un dispositif ou se protéger.

La saturation et la surprise ont toujours été recherchées sur les champs de bataille. Les gerbes de flèches des longbow[« archers »] anglais[contre l’armée du royaume de France] lors de la bataille de Crécy, en 1346, les rafales de balles des mousquetaires de la dynastie Ming [XIVe-XVIIe siècles] alignés par rangées de trois, ou les canonnades de l’artillerie de campagne, encore pratiquées au début de la première guerre mondiale, ont eu des fonctions semblables d’appui de la manœuvre.

L’emploi des drones en essaim renoue en réalité avec une approche du combat tactique qui avait été un peu perdue dans la plupart des conflits post-guerre froide, caractérisés par la très forte sélectivité des frappes et la limitation des pertes en matériel. Les salves de drones, a contrario, admettent un niveau de perte élevé. La destruction d’un drone n’est pas aussi préjudiciable que celle d’un avion de combat beaucoup plus coûteux. Surtout, elle ne met pas en danger la vie d’un pilote.

Ce qui est nouveau avec les salves de drones, c’est une certaine imprédictibilité. Les drones peuvent avoir une autonomie et une course variables qui compliquent sérieusement les engagements.

L’armée française, faiblement équipée en drones armés, est par ailleurs potentiellement vulnérable face à ces « salves » – en particulier l’armée de terre et les forces spéciales. Comment expliquer ce retard, même si la révision de la loi de programmation militaire, présentée au Parlement les 22 et 23 juin, a prévu d’y remédier ?

La France marque, dans ce domaine, un retard comparable à celui constaté dans les années 1990 pour les missiles de croisière. Américains et Britanniques, au début de la guerre du Kosovo [1998-1999], ont tiré des missiles de croisière. La France en était incapable.

Pour des raisons idéologiques, et par conservatisme au sein des armées, il a fallu attendre 2017 pour que la France se dote de drones offensifs. En Syrie ou au Mali, ces dernières années, le renseignement militaire français en était réduit à désigner des cibles aux drones américains et britanniques. Dans la lutte de notre pays contre le terrorisme, pour les contempteurs de cette arme, que de contorsions morales et d’hypocrisie !

Aujourd’hui, l’intérêt tactique des drones en mode collaboratif avec des forces classiques (renseignement, surveillance, ciblage d’artillerie, frappes) est bien mesuré par les armées. La dimension stratégique des missions qui pourraient leur être confiées à l’avenir l’est beaucoup moins. Or les drones – qu’ils soient aériens, terrestres, maritimes et, demain, spatiaux – vont révolutionner la nature des conflits et, dans les panoplies militaires, se substituer en partie aux vecteurs classiques. En « débarquant » l’homme de la machine, les drones se libèrent, en effet, des contraintes d’intégration ergonomiques et des barrières naturelles de milieu. Ils s’allègent, se spécialisent, sont endurants et tout cela, possiblement, à moindre coût.

L’essor de ces salves de drones signe-t-il la fin de la « maîtrise du ciel », telle que l’ont théorisée de nombreuses armées de l’air ?

Non, l’essor des drones ne supprime pas la « maîtrise du ciel » pour les Occidentaux. Les performances d’un Rafale ou d’un F35 en opération sont aujourd’hui sans comparaison avec celles d’un drone offensif, fût-il le plus sophistiqué de la dernière génération. En revanche, cela complique la donne dans les basses et moyennes altitudes. Les drones offensifs, notamment utilisés en salves, risquent surtout de considérablement gêner et de compliquer la manœuvre. Les drones exercent principalement une menace de l’air vers la terre et la mer, contre des forces au sol ou des bâtiments de surface.

En ce sens, les drones pourraient réaligner la prise de risque au combat. Comme l’a montré le conflit au Haut-Karabakh, c’est aussi « une arme du pauvre » qui va engendrer des guerres asymétriques technologiques. La détection en basse altitude des drones de petite taille et de faible signature électromagnétique, qui échappent aux radars classiques, suppose donc des adaptations pour la protection des forces en opération.

Le déploiement des drones en basse et moyenne altitude, conjugué au perfectionnement des technologies spatiales, déplace inéluctablement « la maîtrise du point haut » vers les couches supérieures atmosphériques ou exo-atmosphériques. La supériorité stratégique appartiendra demain aux puissances en capacité de manœuvrer des véhicules dans l’espace.

Quels défis l’accélération des évolutions technologiques, comme celle des drones utilisés en salves sur les théâtres de guerre, pose-t-elle ?

La numérisation des armements et du champ de bataille, à l’œuvre depuis trois décennies, a déjà transformé en profondeur la conduite des opérations militaires et la nature des combats. Mais ce qui est en train de changer et amorce un saut dans l’inconnu, ce sont les effets produits par la conjonction de plusieurs facteurs fortement évolutifs : le stockage massif des données, leur traitement en temps réel grâce à des réseaux et à des algorithmes de plus en plus performants et des capacités de calcul incommensurables, demain, quand les ordinateurs quantiques seront à pied d’œuvre. Grâce à ces évolutions, à l’électronique et l’intelligence artificielle, les drones rempliront des missions autonomes plus complexes ou en mode collaboratif avec le combattant.

Ne tombons cependant pas dans la science-fiction. L’heure de ce que l’on appelle les « SALA » – pour « systèmes d’armes létaux pleinement autonomes » – ou, prosaïquement, celle des « robots tueurs » n’est pas encore venue, même s’il faut constater que des schémas relativisant la place de l’homme – sans la supprimer – sont d’ores et déjà pensés et envisagés.

Pour l’industrie de la défense française, traditionnellement très rigide dans ses procédures de développement et limitée dans ses capacités d’exportation, la vitesse de ces évolutions est-elle surmontable ?

Dans le domaine des drones de haute performance et de grande capacité, tant civils que militaires, on pourrait imaginer que se constitue un écosystème français, comme celui existant en Israël, sur le segment des drones tactiques. A l’instar du secteur spatial américain, qui s’est transformé sous l’impulsion d’acteurs privés venant d’autres domaines, tel Elon Musk, le patron de SpaceX, on pourrait envisager, en France et en Europe, un afflux d’investissements vers cette industrie duale.

Mais si cela est souhaitable, rien n’est moins sûr : le prix du ticket d’entrée est très élevé. Les réticences (en termes d’éthique, de conformité, etc.), notamment du système bancaire ou de certains pays partenaires, compliquent les montages financiers et les coopérations industrielles. Il n’y a pas de groupe ou de consortium leader sur ce créneau en Europe. Comme pour le spatial, sans une puissante incitation des Etats et de nouveaux programmes-phares, l’Europe va rester à la traîne.

Faut-il intensifier le débat éthique sur l’usage des drones ?

Bien sûr. Il faut alerter sur les dangers des drones, et plus généralement des nouvelles technologies militaires. Il faut accélérer la prise en compte des risques de prolifération, pousser à l’adoption de codes de bonne conduite et renforcer les contrôles sur l’exportation des technologies et du savoir-faire. Il faut le faire sans trop d’illusions, mais la mise en garde de l’opinion mondiale est déjà un progrès. En tout cas, c’est un préalable.

En revanche, évitons de tomber dans des débats oiseux. Le scandale de la guerre moderne, ce n’est pas la distance ou l’anonymat que procurent les drones. Comme à toutes les époques, le scandale est celui du cortège de destructions et de victimes que les conflits militaires engendrent. Or les drones risquent d’être à l’origine d’une escalade des conflits conventionnels.

Toute l’histoire de la technique militaire se résume à trois assertions qui expliquent l’engouement pour les drones : la recherche de la supériorité – souvent par le nombre –, du leurre et de l’intervalle entre soi et l’ennemi ; dominer, tromper et rester à couvert. Intrinsèquement, le drone n’est donc pas une arme plus condamnable qu’une autre aussi létale, simplement parce qu’elle est téléguidée ou programmée.

La technologie mettant la cible et le combattant à distance, tout en assurant à ce dernier une quasi-invulnérabilité, rendrait, selon certains, son emploi immoral. La légende est ancienne : l’arme courte est l’arme du brave. Le spartiate Archidamos, à la vue d’une arme de trait rapportée de Sicile, s’écriait déjà, au IVe siècle avant J.-C. : « C’en est fait du courage ! » Comme si courage et vaillance suffisaient à sauver toute la cause de la guerre.

Les pilotes de drone sont très souvent victimes de blessures psychiques, consécutives aux violences des guerres auxquelles ils ont été exposés ou qu’ils ont provoquées. Ils ne sont pas privés de la conscience de leurs actes. C’est l’homme qui est débarqué de la machine, pas sa conscience.

Lire encore en anglais

https://unherd.com/2021/06/isis-is-winning-the-drone-wars/?