Dark matter & dark energy

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la dark matter et la dark energy, en français la « matière noire » et l’« énergie sombre ».

La première assure la cohésion des galaxies et des amas galactiques

tandis que la seconde est responsable de l’expansion accélérée de l’Univers.

Source: Le Monde

La mission Euclid part sonder le côté obscur de l’Univers

Cosmologie

Le satellite européen, qui doit s’envoler le 1er juillet, va étudier la matière noire et l’énergie sombre, et tenter de révéler l’invisible

Pierre Barthélémy

Le personnage central des deux premières trilogies Star Wars se nomme Darth Vader. Dans la version française, La Guerre des étoiles, cela a été traduit en Dark Vador, comme si ce « Dark » – « sombre » en anglais – devait renforcer le côté obscur de la Force dans lequel cet ancien chevalier Jedi, tout de noir vêtu, a sombré. Dark est aussi l’adjectif qui qualifie deux des éléments les plus importants de la cosmologie actuelle, la dark matter et la dark energy, en français la « matière noire » et l’« énergie sombre ». La première assure la cohésion des galaxies et des amas galactiques tandis que la seconde est responsable de l’expansion accélérée de l’Univers.

A elles deux, elles représentent 95 % du contenu de l’Univers. Les qualifier de « “dark”, c’est une façon de dire qu’on ne sait pas ce que c’est, que leur nature nous est inconnue », admet Giuseppe Racca, responsable de la mission Euclid de l’Agence spatiale européenne (ESA). Celle-ci doit s’envoler, samedi 1er juillet, du Centre spatial Kennedy, en Floride, sur une fusée Falcon-9 de SpaceX. Avec pour but, précisément, de lever le voile sur le côté obscur du cosmos.

Pour mener cette mission cruciale, le satellite Euclid – 2 tonnes, 4,7 mètres de haut, 3,5 mètres de côté – ira se positionner autour du point de Lagrange 2, un point de l’espace situé à 1,5 million de kilomètres de la Terre, où les influences gravitationnelles du Soleil et de notre planète sont telles qu’un engin y reste dans une position stable. C’est déjà là que se trouve le télescope spatial James-Webb. Tout comme lui, Euclid tournera systématiquement le dos à notre étoile, tant pour récupérer de l’énergie, grâce à un grand panneau solaire qui tapisse son revers, que pour garder ses instruments à l’ombre et au frais.

Que va regarder ce satellite ? La difficulté du projet tient dans le fait que ce que les scientifiques veulent caractériser – la répartition de la matière noire, qui n’émet aucune lumière, et la dilatation de l’espace – ne se voit pas. Euclid est donc une machine à révéler l’invisible. Comment ? Imaginez que quelqu’un tienne à sa bouche un ballon fait d’une baudruche parfaitement transparente, qui représente l’espace, propose David Elbaz, astrophysicien au CEA : « Il est très difficile de savoir si le ballon gonfle ou pas. Pour le déterminer, je vais donc prendre un marqueur et dessiner des petits traits noirs sur le ballon. Si je les vois s’écarter, je saurai qu’il se gonfle et à quelle vitesse, et si je les vois se rapprocher, je saurai qu’il se dégonfle. »

Ce sont les galaxies qui vont jouer le rôle des traits noirs et servir de repères. « Les galaxies forment une sorte de toile cosmique qui évolue dans le temps sous l’effet de la matière noire et de l’énergie sombre », résume Bruno Altieri, responsable scientifique d’Euclid à l’ESA. Deux techniques très subtiles seront employées pour obliger les galaxies à trahir les deux invisibles. La première porte le nom de « cisaillement gravitationnel ». Elle se base sur la théorie de la relativité, laquelle dit que tout objet massif déforme l’espace dans son entourage, comme une boule de pétanque que l’on pose sur un drap tendu le courbe. La lumière émise par une galaxie lointaine sera donc courbée, déviée, par le champ gravitationnel de la matière noire qu’elle aura rencontrée lors de son voyage dans le cosmos. Au bout du compte, l’image de cette galaxie nous parviendra légèrement distordue. En multipliant les mesures – et le télescope d’Euclid verra quelque 10 milliards de galaxies pendant sa mission –, ces déformations permettront de dresser la cartographie de la matière noire dans l’Univers.

Pour comprendre la seconde technique qu’exploiteront les chercheurs, il faut remonter à la première image qu’a livrée l’Univers, 380 000 ans après le Big Bang. Ce rayonnement fossile montre que, dans la soupe primordiale, il y avait des grumeaux, des zones de surdensité de matière autour desquelles les galaxies, plus tard, se sont préférentiellement installées. Aujourd’hui, avec l’expansion de l’Univers, ces grumeaux sont devenus d’immenses coquilles de plus de 450 millions d’années-lumière de diamètre, qui servent en quelque sorte de mètres-étalons de la répartition des galaxies. En regardant de plus en plus loin (ce qui revient à remonter dans le temps), les cosmologistes suivront l’évolution de ces structures et pourront ainsi reconstituer l’histoire de l’expansion de l’Univers.

La « couleur » des galaxies

Pour ce faire, un second instrument leur est indispensable, un spectrophotomètre réalisé sous la maîtrise d’œuvre du Laboratoire d’astrophysique de Marseille. En analysant la « couleur » des galaxies, il déterminera à quelle distance elles se trouvent de nous. On pourra ainsi aller jusqu’à 10 milliards d’années dans le passé. Chef du consortium Euclid, un groupement de 250 laboratoires issus de dix-sept pays, Yannick Mellier, qui a mis sur pied la mission, calcule que ces 10 milliards d’années couvriront « 73 % de l’histoire de l’Univers. On va découper cette histoire en tranches », comme lorsque, en imagerie médicale, on fait plusieurs coupes virtuelles d’un organe par tomographie.

Euclid scrutera toute la partie du ciel qui n’est pas « polluée » par les étoiles et la lumière de notre propre galaxie, la Voie lactée. Ce qui laisse tout de même 36 % du firmament. Pour comprendre ce que cela représente, écoutons de nouveau Giuseppe Racca : « En trente-deux ans, le télescope spatial Hubble a cumulé 1,4 million d’observations et un total de 320 degrés carrés, soit 10 degrés carrés par an. Euclid, lui, couvrira 7 degrés carrés par jour ! »

Le corollaire de ce grand champ d’observation est une quantité phénoménale de données, nécessaire pour dessiner cette immense carte de l’espace-temps. Pour continuer la comparaison avec Hubble, précisons que ce dernier a cumulé 160 téraoctets de données depuis le début de son existence. Euclid devrait multiplier ce score par 1 000 une fois toutes les mesures traitées. Les données préliminaires seront rendues publiques dès la fin de l’année. Trois rafales se succéderont ensuite, fin 2025, fin 2027 et la dernière, avec le relevé complet, en 2030.

A ce moment-là, les quelque 2 500 chercheurs impliqués dans le consortium Euclid auront-ils des réponses sur la nature exacte de la matière noire et de l’énergie sombre ? Ces dernières auront-elles quelque chose à voir avec la mystérieuse Force de Star Wars, qu’Obi-Wan Kenobi définit comme « une sorte de fluide créé par tout être vivant, une énergie qui nous entoure et nous pénètre et qui maintient la galaxie en un tout unique » ? Plus sérieusement, les cosmologistes espèrent au moins qu’Euclid, mission qui s’élève à 1,4 milliard d’euros, permettra de faire un tri sévère entre les différentes hypothèses que les uns et les autres ont échafaudées depuis des décennies.

Et même si une partie du mystère demeure sur la matière noire et l’énergie sombre, bien d’autres domaines de l’astrophysique bénéficieront des mesures faites par le satellite de l’ESA. Certaines ne concerneront même pas les galaxies, car Euclid devrait, sans le vouloir, attraper dans ses filets les traces de dizaines de milliers d’objets appartenant au Système solaire – principalement des astéroïdes – ou détecter des exoplanètes. Ajoutons l’observation de galaxies très lointaines, l’examen des régions externes des galaxies, dont la morphologie est mal connue, l’étude d’amas globulaires d’étoiles… Astrophysicien au CEA, Marc Sauvage prédit que, par rapport à la cosmologie, « cet autre versant de la science faite par Euclid prévaudra à terme en nombre de publications ».